Je sortais de la magnifique et séduisante exposition que l’Institut du Monde Arabe consacre pendant quelques mois aux Mille et Une Nuits. J’étais encore plongé dans l’enchantement des contes, dans la magnificence des objets exposés, dans la drôlerie des films de Méliés et dans le kitch de tous les cinéastes qui se sont essayés à la parodie ou à la paraphrase filmée des contes, y compris Pier Paolo Pasolini.
Dans ma tête résonnait encore la séduction des paroles entendues à mi-voix : « Le sultan n’attendit pas que Scheherazade lui en demandât la permission. « Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand, je suis curieux d’en entendre la fin. » Scheherazade prit alors la parole, et continua son conte dans ces termes… »
Je me suis dirigé ensuite vers le quartier latin par un après-midi froid et limpide de décembre sur les traces d’un de mes anciens quartiers quotidiens et, en passant devant le Nouvel Odéon, une salle où je me souviens d’avoir découvert Forman quand ses premiers films sont arrivés en France dans les années 60', j’ai vu l’affiche de « Rengaine » de Rachid Djaïdani. Et me voilà parti vers un nouveau conte, plein de bruits et de fureur.
J’étais prévenu dès l’entrée que « des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. » Est-ce que les images d’actes racistes qui ont eu lieu à Paris ces dernières années peuvent heurter la sensibilité des lecteurs de journaux ou des spectateurs de la télévision de 20 heures plus que la vérité nue des attitudes habituelles de ceux qui utilisent d’abord leur corps et leurs poings pour s’exprimer ? Est-ce qu’une scène de torture qui doit faire partie d’un film expérimental peut choquer plus que les matraquages de la place Tahir ?
Il s’agit simplement d’une histoire d’amour entre une rebeu et un black. Une histoire entourée de la menace permanente de la règle de la nécessité de la permission des quarante frères de l’héroïne, comme au village dans le bled, mais dans un Paris plein d’embrouilles et de galères, dans les mouvances de la drogue et des acteurs à la recherche d’une porte d’entrée pas trop pourrie. Comme dans les contes où il faut franchir quarante obstacles ou faire la part de quarante voleurs pour que cette fameuse porte s'ouvre. Une histoire d’amour éternelle quoi ! Roméo et Juliette ou Naama et Naam. « L’histoire de Naama et de Naam étoit à peine achevée, que Scheherazade, profitant du temps qui lui restoit encore, commença celle d’Alaeddin, dont elle se doutoit bien que le sultan des Indes voudroit entendre la suite… »
Que nous dit ce film ? Il ne dit rien. Il est en effet avare de mots. Il nous montre en improvisant sur le socle de ses acteurs pris au piège de leurs propres contradictions : que la coexistence des communautés est difficile, que les préventions et les préjugés sont partout et que la violence ne demande qu’à sortir à la première occasion. Si ce n’était que cela ! Je crois que nous le savions, ou alors c’est que nous vivons au Luxembourg ! Il nous dit surtout que nous sommes les héritiers de nos traditions et de nos fantasmes et que les récits mythiques nous aideront toujours à comprendre, à parler, à entreprendre le chemin vers celui qui est tout aussi perdu, de l’autre côté de la rue.
On a envie de rire et de pleurer. On se retrouve à errer dans le quartier de la Goutte-d’Or, à parcourir Montmartre avec un chauffeur de taxi, à jogger sur les quais du Canal Saint Martin et à rêver sur la passerelle de l’Institut, devenue depuis quelques années un pont des soupirs où les amoureux cadenassent leur désir. Ou peut-être ailleurs, dans toutes les banlieues où se cogner l'un à l'autre est la règle !
On ne retrouve ses marques, quand on a soi-même fait l'expérience en témoin de la violence perdue, quand on a deviné au coin d’une rue des regards qui tuent et l'on ne peut se réfugier que dans le regard des amants. De la fille surtout, qui nous dit que les temps ont changé et que Scheherazade continue de savoir ce qu’il faut faire et comment il faut le faire, mais que pour parvenir à ses fins, elle doit faire la Révolution contre les pouvoirs, en commençant par ceux que la tradition a dressés pour protéger la communauté et enfermer la famille dans ses murs.
Les légendes des Mille et une Nuits d’aujourd’hui ont une saveur explosive et se content dans la fumée du shit et l’odeur suave des gaz d’échappement des voitures. Elles nous obligent à regarder les autres dans les yeux, en permanence, de suivre les acteurs au plus près. Mais elles restent le fil ténu qui nous tient reliés ensemble.
Rengaine, un film de Rachid Djaïdani, 2012.