IL DOIT Y AVOIR
Il doit y avoir une couleur à découvrir,
Un assemblage de mots caché,
Il doit y avoir une clé pour ouvrir
La porte de ce mur démesuré.
Il doit y avoir une île au Sud,
Une corde plus tendre et résonnante,
Une autre mer qui nage dans un autre bleu,
Une autre hauteur de voix qui chante mieux.
Poésie tardive toi qui n’arrives
À dire pas même la moitié de ce que tu sais :
Ne te tais pas, si possible, ne renie pas
Ce corps de hasard où tu ne tiens pas.
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« On privatise tout »
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« On privatise tout, on privatise la mer et le ciel,
on privatise l’eau et l’air, on privatise la justice et la loi,
on privatise le nuage qui passe,
on privatise le rêve, surtout s’il est diurne
et qu’on le rêve les yeux ouverts.
Et finalement, pour couronner le tout et en finir avec tant de privatisations
on privatise les Etats, et on les livre une fois pour toutes
à la voracité des entreprises privées,
vainqueurs de l’appel d’offre international
Voilà où se trouve désormais le salut du monde…
Et, en passant, on privatise aussi
la pute qui est notre mère à tous »
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>extrait de « Les Poèmes possibles » (Os Poemas Possíveis, 1966) »
Ce monde ne vaut rien, qu’il en vienne un autre.
Ça fait déjà trop longtemps que nous y sommes
À feindre des raisons suffisantes.
Soyons plus chiens que les chiens : nous savons l’art
De mordre les plus faibles, si nous commandons,
Et de lécher les mains, si nous sommes soumis.
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à bouche fermée
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Je ne dirai pas :
Que le silence me suffoque et me bâillonne.
Muet je suis, muet je resterai,
Puisque la langue que je parle est d’une autre espèce.
Paroles consumées qui s’accumulent
Qui se répriment, puits d’eaux mortes,
D’âcres peines transformées en limon,
Fond de vase où restent des racines tortueuses.
Je ne dirai pas :
Qu’ils ne méritent pas même l’effort de les dire,
Les mots qui ne disent pas tout ce que je sais
Dans ce refuge où ils ne me connaissent guère.
Il n’y a pas que de la boue charriée, pas que de la fange,
Pas que des animaux flottant, morts, pas que des peurs
Des fruits turgides s’entrelacent en grappes
Dans le puits noir d’où s’élèvent des doigts.
Je dirai seulement,
Convulsivement replié et muet
Que celui qui se tait quand je me suis tu
Ne pourra mourir sans tout dire.
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CAUCHEMAR
Il y a une terreur de mains à l’aube,
Un grincement de porte, une défiance,
Un cri perforant comme une épée,
Un oeil exorbité qui m’épie.
Il y a un fracas de fin et d’éboulement,
Un malade qui déchire une ordonnance,
Un enfant qui pleure suffoqué,
Un serment que personne n’accepte,
Un coin de rue qui saute d’embuscade.
Un rire noir, un bras qui rejette,
Un reste de nourriture mâchée,
Une femme rouée de coups qui se couche.
Neuf cercles d’enfer eut le rêve,
Douze épreuves mortelles à vaincre,
Mais le jour naît, et je recompose le jour :
Il le fallait, amour, il le fallait.
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Bibliographie
Le Voyage de l’éléphant (Le Seuil, 2009) ; Les Intermittences de la mort (Le Seuil, 2008) ; La Lucidité (Le Seuil, 2006) ; L’Autre comme moi (Le Seuil, 2005) ;
Pérégrinations portugaises (Le Seuil, 2003) ; La caverne (Le Seuil, 2002) ; Le conte de l’île inconnue (Le Seuil, 2001) ; Manuel de peinture et de calligraphie (Le Seuil, 2000) ; Comment le personnage fut le maître (Mille et une nuits, 2000) ; Tous les noms (Le Seuil, 1999) ; Les poèmes possibles (Jacques Brémond, 1998) ; L’ Aveuglement (Le Seuil, 1997 – 2000) ; L’ Évangile selon Jésus-Christ (Le Seuil, 1993 – 2000) ; Histoire du siège de Lisbonne (Le Seuil, 1992 – 1999) ; Quasi objets (Salvy, 1990 – Le Seuil, 2000) ; Le Radeau de pierre (Le Seuil, 1990) ; L’Année de la mort de Ricardo Reis (Le Seuil, 1988 – 1992) ; Le Dieu manchot (1987 – Le Seuil, 1995 – Albin-Michel, 1998 – Le Seuil, 2000).Grâce à madame Andrée Rainville, nous pouvons lire le discours de Saramago, lors de la réception du prix Nobel, au lien suivant :
http://membres.multimania.fr/cabomundo/saramag.htm
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Écrivain portugais (1922-2010), une des personnalités majeures de la littérature portugaise de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Prix Nobel de littérature en 1998, ses œuvres d’une grande originalité et parfois provocantes, n’ont pas toutes été bien accueillies au Portugal. José Saramago a vécu en exil dans l’île de Lanzarote, de l’archipel espagnol des Canaries. Très engagées à gauche, ses prises de positions font de lui une conscience morale, parfois contredite, mais entendue dans le monde entier.
José de Souza Saramago est né en 1922 dans une famille pauvre du Ribatejo, à Azinhaga. À l’âge de deux ans, il est venu vivre à Lisbonne où son père était policier. L’écrivain évoque souvent ses grands parents ouvriers agricoles et son arrière grand-père d’origine berbère.
« Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre. L’hiver, quand le froid de la nuit était si intense que l’eau gelait dans les jarres, ils allaient chercher les cochonnets les plus faibles et les mettaient dans leur lit. Sous les couvertures grossières, la chaleur des humains protégeait les animaux du gel et les enlevait à une mort assurée. Ils étaient de bonnes personnes mais leur action, en cette occasion, n’était pas dictée par la compassion : Sans sentimentalisme ni rhétorique, ils agissaient pour maintenir leur gagne-pain avec le comportement naturel de celui qui, pour survivre, n’a pas appris à penser plus loin que l’indispensable. Souvent j’ai aidé mon grand-père dans son travail de berger, je creusais la terre de la ferme, je sciais le bois pour la cheminée, j’ai fait tourner tant de fois la roue qui amenait l’eau du puits communautaire. Eau que bien des fois j’ai transportée sur les épaules en cachette des hommes qui gardaient les surfaces cultivées. Avec ma grand-mère, au crépuscule, je me souviens d’être allé glaner la paille qui servait ensuite de litière au troupeau. » (extrait du discours de José Saramago devant l’Académie royale de Suède à l’occasion de son Prix Nobel, 7 décembre 1998 – traduit par Gérard Nosjean).
« Saramago aurait pu ne jamais être Saramago. Il doit son nom d’écrivain à un employé de mairie, soudain fantasque, comme il en imaginera souvent dans ses livres. Il aurait dû s’appeler José de Souza, tout comme son père, mais le fonctionnaire ajoute au patronyme, le sobriquet familial : Saramago, qui veut dire « raifort sauvage ». Personne ne s’en apercevra. « C’est quand il a fallu présenter des papiers pour l’école – j’avais sept ans – que mon père a découvert que son fils s’appelait Saramago. » Un tel début prédisposait à s’intéresser à Pessoa. » (Alain Salles, Le Monde, mars 2000)lire la suite ici
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José Saramago (Portugal) Sur la démocratie
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