Voilà, c’est trop tard ! Je suis à nouveau dans un entre-temps, qui m’emmène ailleurs. Pour répondre à la demande de ma fille : « Peux-tu retrouver une de mes photo ? », j’ai ouvert la terrible machine à remonter le temps ! Et les souvenirs se bousculent sans que je sache encore si c’est un bien ou un mal : vais-je être assailli de regrets, de nostalgie paralysante ou vais-je comprendre le cheminement de ma vie ?
Ma fille se souvenait d’une photo prise un matin ensoleillé lors de vacances bretonnes, alors qu’elle avait une dizaine d’années et portait une chemise de nuit rouge – que tu adorais, ajoute-t-elle. J’ai remonté de la cave quelques boites à chaussures pleines de photos. « Une photo ? C’est l’instant qui s’arrête, les sentiments qui demeurent et la vie qui s’en va » a écrit Jérôme Touzalin dans « Futur intérieur ».
D’abord curieux, souvent étonné, je me suis mis à les trier. Je m’apprête à remettre aux enfants les photos de leurs premières années ; peut-être même – soyons modernes – pour leur faciliter la tâche, vais-je les scanner directement et les leur envoyer par courriel !
Et voilà que me reste en noir et blanc (un blanc ivoire) une trentaine de photos de ma propre enfance, en petit format d’époque avec les dentelures caractéristiques. Celle où, encouragé par mes deux grands frères, je pousse ma voiture d’enfant. Ce ne sont pas encore mes premiers pas tout seul puisque je m’accroche au « brancard » métallique, mais bien leur ébauche. A force d’avoir été conduit, voulais-je expérimenter l’action en étant de l’autre côté de la barrière ? On voit sur mon visage poupon l’effort et la satisfaction du geste. Je suis vêtu d’une barboteuse. Sans qu’on puisse vraiment l’identifier, car il est retourné vers moi, je pense que c’est mon père qui se trouve au premier plan.
Le voilà sur une autre photo : c’est le jour de la visite des parents lors du camp scout. Il est en chemise et cravate accoudé au comptoir de l’intendance : des rondins ajustés par des brelages sous une épaisse toile du stock américain – nous sommes dans les années 50.
Comme toute ma famille, il a été très longtemps impliqué dans le mouvement jusqu’à être commissaire de district de ma bonne ville de Mouscron (En Janvier, s’y déroulera un we pour l’anniversaire de la fondation des Scouts de France, que l’on doit à mon grand-père, Gustave Fache). Je ne sais plus – mais nous partagions aussi une distance d’avec les choses et une ironie amusée à propos de tous les sujets – si son grand uniforme le faisait sourire, mais on peut le craindre : le short de velours bleu nuit, les bottines cirées, les gros bas de laine grise et les passants, le chapeau à jugulaire dont les bords étaient régulièrement passés à la vapeur pour en garder la rigidité horizontale ; prenant exemple sur celui de Baden-Powell, qu’on retrouvait sur toutes les photos affichées dans nos locaux.
Je retiens toujours quelques maximes du fondateur du scoutisme : « La meilleure manière d’atteindre le bonheur est de le donner aux autres », « Les connaissances qu’on a cherchées restent, celles qu’on n’a pas cherchées se perdent » et surtout « Une difficulté n’en est plus une, à partir du moment où vous en souriez, où vous l’affrontez ».
Sans transition et avec un bond dans le temps, voici mon père lors d’un carnaval entre mes trois aînés, morts de rire. Il avait choisi d’être un Chinois et surtout, par-dessus son kimono noir, de poser sur son crâne dégarni une perruque de circonstance.
Mon père est sans aucun doute la personne qui reste la plus présente dans mon âme. Il ne me faut pas le prétexte de la fête des pères, toute proche, pour y penser. Il y eut, par exemple, une extraordinaire explication le long d’un ruisseau en Ardenne, à Awenne. Mon père m’enleva une fois pour toutes de la boue terrestre. Il me parla du cosmos, de l’évolution de la planète, de l’origine de l’Homme, de son avenir et des possibilités de vie ailleurs. C’était poétique et terriblement optimiste. Il y eut aussi la découverte à travers les tout premiers rayons du soleil de l’aube en pleine forêt d’une laie suivie de ses marcassins. J’étais avec lui dans le plus grand silence à l’affût près d’un étang, qu’on lui avait renseigné. Et cette vision magnifique et partagée ne serait plus jamais atteinte, ou rarement, au cours de ma vie. Beaucoup de notions essentielles s’y trouvaient : le cycle de l’existence, la survie, la plongée dans une nature en mouvement et l’indicible beauté des arbres. « La forêt est un état d’âme » (Gaston Bachelard « Poétique de l’espace »)
Si le soir, j’ai quelque difficulté à m’endormir c’est là que je me transporte ; pour une trêve bénéfique entre des travaux d’écriture, c’est toujours dans les sous-bois odoriférants, entre les colonnes des arbres, que je me promène…
Souvenez-vous dans « Correspondance », Charles Baudelaire note : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. »
(J’explique un peu ce rapport avec mon père dans le livre numérique « Mon père est mort en riant » édité par LiBook