« L'Afrique doit penser son propre développement. L'Afrique doit apprendre de ses propres erreurs... » Le 30 octobre à Kigali, la capitale du Rwanda, Donald Kaberuka, le président de la Banque africaine de développement (BAD), s'adressait ainsi à ses pairs économistes et experts du continent lors de la conférence économique africaine (CEA). Sept ans après sa création, cette réunion annuelle devient progressivement le haut lieu de la réflexion économique du continent. Durant trois jours y sont présentés, commentés et débattus les travaux des chercheurs et analystes africains, avec l'objectif de servir de base aux choix de politiques de développement des décideurs. Cette année, les organisateurs ont reçu plus de 500 articles de recherche, et ils ont retenu 43 propositions. Un record ! Pour la première fois, une récompense a même été décernée à la meilleure étude. La BAD entend aussi encourager cette dynamique et inciter les jeunes Africains à prendre une part plus active dans la réflexion économique.
Déconnexion
Car, pour l'heure, le débat sur le développement n'est guère florissant dans les pays du continent. Peu d'entre eux disposent d'organes, à l'image du Conseil d'analyse économique en France, visant à orienter, grâce à la confrontation des idées et des analyses, les choix gouvernementaux en matière économique. Quand ces structures existent, « elles restent très souvent dans le giron des pouvoirs publics et peinent à jouer leur rôle », explique Ahmadou Aly Mbaye, le doyen de la faculté des sciences économiques et de gestion de l'université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. D'après ce Sénégalais qui dirige également le Centre de recherches économiques appliquées (Crea), « le continent regorge de chercheurs compétents et bien formés, mais ceux-ci ne sont pas écoutés parce que, pour la grande majorité des dirigeants politiques, les questions de développement économique restent encore du domaine des bailleurs de fonds internationaux ».
En fait, explique l'économiste en chef d'une institution financière publique du Maghreb, « le métier d'économiste est peu valorisé en Afrique. Les salaires des universitaires sont bas, les conseillers économiques des décideurs sont souvent assujettis... Résultat, une grande majorité des Africains choisit de faire carrière dans les institutions internationales ». Mais Kako Nubukpo, auteur de L'Improvisation économique en Afrique de l'Ouest, pointe aussi les responsabilités des économistes du continent. « Leurs travaux ont trop souvent été basés sur des modèles construits autour des exigences définies par les bailleurs de fonds internationaux, et non autour d'une compréhension objective et critique des économies africaines », affirme-t-il. L'une des raisons de cette déconnexion : la qualité de la formation fournie dans les universités. L'explosion de la population (certains établissements comptent plus d'une centaine d'étudiants pour un professeur) a entraîné une mathématisation à outrance des programmes pour faciliter la sélection. De fait, explique Kako Nubukpo, « les diplômés développent une dextérité dans la manipulation des modèles exportés au détriment de la réflexion de fond ».
Et dans les banques privées...Dans le secteur bancaire africain, y compris dans les plus grands groupes, il est impossible de trouver un seul économiste en chef. Et pourtant, cette fonction est incontournable dans toutes les banques internationales (BNP Paribas, Société générale...).
Deux raisons principales expliquent cette particularité. D'abord, « la stabilité macroéconomique, due aux taux de change fixes [surtout dans les unions monétaires où la politique en la matière est passive, NDLR], aux taux d'intérêt peu volatils et à l'inflation plutôt maîtrisée », détaille un économiste marocain (ancien cadre de la Banque mondiale).Les établissements africains n'ont donc pas besoin d'économistes en chef pour fonctionner. Ceux-ci réalisent en effet avant tout des études pour anticiper les risques macroéconomiques qui peuvent être liés à la fluctuation de ces indicateurs et avoir un impact négatif sur les résultats des banques.
Ensuite, il y a la faible maturité des marchés financiers africains. Selon le même spécialiste, une telle situation n'incite pas à créer ce poste, car « la fonction d'économiste en chef a aussi une dimension commerciale qui consiste à mener des recherches sur les risques (macroéconomiques, sectoriels, etc.) à destination des clients investisseurs de la banque ». Quelques groupes africains commencent à développer cette activité, à l'instar de BMCE Bank et du groupe Ecobank. Mais pour l'instant, ces analyses restent surtout descriptives. Elles ne sont pas encore passées au stade de la prévision.
Progrès
Mais d'après Isabelle Ramdoo, de l'European Centre for Development Policy Management (ECDPM), à Maastricht (Pays-Bas), le tableau est loin d'être aussi sombre. Après l'échec des modèles de développement imaginés à Washington ou à Paris, « on a pris conscience sur le continent qu'on ne peut se développer que par soi-même. C'est ce que commencent à faire des pays comme le Mozambique ou l'Éthiopie », affirme cette Mauricienne. Shantayanan Devarajan, économiste en chef de la région Afrique à la Banque mondiale, estime que les pressions sociales contribuent aussi à faire bouger les lignes.
Après plus d'une décennie de croissance régulière sur le continent et un Printemps arabe, « les économistes africains ont été les premiers à souligner la nécessité d'une croissance inclusive [qui crée de l'emploi durable, NDLR] et réductrice de pauvreté », soutient l'économiste d'origine sri-lankaise. Hakim Ben Hammouda, l'un des conseillers du président de la BAD, note lui aussi des progrès : « Les Africains sont de plus en plus nombreux à critiquer et à questionner les modèles de développement traditionnel. Et la littérature économique du continent est en plein essor. » Les exemples se sont d'ailleurs multipliés ces dernières années : la Zambienne Dambisa Moyo, 43 ans, avec son livre L'Aide fatale, paru en 2009, a jeté un pavé dans la mare en remettant en question l'efficacité de l'aide au développement. Une aide qui, d'après cette ancienne cadre de la Banque mondiale et de Goldman Sachs, enfonce l'Afrique dans la dépendance et la pauvreté.
Dans la même veine, mais moins connu du grand public, le Burundais Léonce Ndikumana, ex-directeur de la recherche de la BAD qui enseigne actuellement à l'université du Massachusetts à Amherst, a copublié en 2011 Africa's Odious Debts. Les auteurs y expliquent que les aides et prêts étrangers accordés au continent ont favorisé la fuite des capitaux. Selon lui, quelque 700 milliards de dollars (547 milliards d'euros) sont ainsi sortis au cours des quatre dernières décennies. En outre, il faut ajouter que l'essor d'institutions telles que l'African Economic Research Consortium (AERC), basé à Nairobi (Kenya), contribue à l'émergence d'une nouvelle génération d'économistes. Créé en 1988 et financé par plusieurs agences de développement occidentales mais aussi par des États et des banques centrales africaines, l'AERC soutient et forme des chercheurs et analystes capables d'élaborer des politiques de développement pour les économies du continent.
Désormais, « les économistes du continent ont une approche plus pragmatique, il n'y a plus de grands courants idéologiques », constate pour sa part Mamoun Tahri Joutei, le directeur du département recherche de BMCE Bank. Un point de vue partagé par Célestin Monga, selon qui ces économistes « accordent une importance au rôle de l'État et des institutions et, dans le même temps, ne négligent pas l'intérêt d'ouvrir les marchés, sachant que ceux-ci ne peuvent pas tout régler ». Le principal défi reste donc la traduction de la pensée économique africaine en actions par les pouvoirs publics
Dambisa Moyo, économiste indépendante
Elle a fait en 2009 son entrée dans le classement du magazine américain Time des cent personnalités les plus influentes au monde. Et pour cause, cette ancienne économiste en chef pour l'Afrique subsaharienne de Goldman Sachs avait provoqué de vives réactions en publiant L'Aide fatale, un ouvrage dans lequel elle accuse l'aide au développement d'aggraver la dépendance du continent. Depuis, cette diplômée de Harvard a récidivé en sortant successivement How the West Was Lost (2011), dans lequel elle attaque les États-Unis, qui sont, d'après elle, sur le point de perdre leur hégémonie, puis plus récemment (2012) Winner Take All, qui s'en prend aux idées reçues sur la Chinafrique.
Diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de Harvard (États-Unis) et des universités de Bordeaux et Paris-I-Panthéon-Sorbonne (France), ce Camerounais, ancien journaliste à Jeune Afrique, a travaillé comme chef de département et comme directeur à la Banque nationale de Paris avant de rejoindre la Banque mondiale en 1999. Il vient d'être désigné par Oxford University Press pour éditer, dès début 2014, deux volumes d'un livre de référence sur les sciences économiques et l'Afrique.
Mthuli Ncube, économiste en chef de la Banque africaine de développement
Ce financier sud-africain a été nommé économiste en chef de la Banque africaine de développement (BAD) en février 2010. Environ un an après, il publie une étude sur la classe moyenne du continent, qui reçoit un large écho dans le monde des affaires. Diplômé de l'université de Cambridge (Royaume-Uni), il est l'un des principaux défenseurs du concept de la « croissance inclusive » (qui crée de l'emploi durable) en Afrique. Auteur de six ouvrages, dont le dernier, paru en 2008, est intitulé Financial Systems and Monetary Policy in Africa, il a aussi publié plus de vingt articles de recherche.
L'économiste vient de coéditer au mois d'avril, avec plusieurs autres chercheurs et universitaires, The Oxford Companion to the Economics of Africa, un ouvrage qui se veut la bible des économies africaines. Connu pour ses travaux sur la finance informelle et la microfinance en Afrique, ce diplômé de l'université de Dortmund (Allemagne) a également été consultant pour de nombreux organismes internationaux sur des questions de développement et d'économie politique. À son actif, trois livres, trente-deux articles de revues et de nombreux travaux de recherche. On retiendra notamment Financial Integration and Development (Routledge, 1998) sur l'Afrique subsaharienne, Economic Reforms in Ghana : The Miracle and the Mirage (James Currey, 2000) et Testing Global Interdependence (Edward Elgar, 2007).
Même s'il a été révoqué de son poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie en juillet 2011, le Tunisien reste aux yeux de ses pairs l'un des meilleurs économistes de son pays et du Maghreb. Diplômé de l'université de Californie, il a longtemps été économiste en chef de la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Banque mondiale et expert auprès de la Communauté économique européenne, avant de revenir travailler en Tunisie. Parmi ses publications, on note en particulier The Great Recession and Developing Countries.
Lire l'article sur Jeuneafrique.com : Où sont les économistes africains ?