Aux échecs, un aristocrate désigne un problème qui ne comporte aucun Pion, blanc et noir. Seules les pièces – figures nobles par opposition à la piétaille – sont utilisées. J’affectionne tout particulièrement ce genre de contructions et j’aimerai vous expliquer pourquoi…
Tout d’abord, il faut rappeler que la génèse d’un problème observe trois principes généraux relativement simples. En premier, la clé - le coup qui permet de mater, pour faire vite - doit être unique, sauf spécification contraire. Mais c’est assez rare. En deuxième, l’illustration d’une idée doit toujours se faire avec les moyens les plus simples. Ne pas faire avec une Dame ce que l’on peut faire avec une Tour, si vous préférez. Enfin, la dualité – deux mats différents sur une même défense – est à proscrire. Surtout si la variante est thématique, c’est-à-dire faisant partie intégrante de l’illustration du thème. Notez cependant qu’il peut exister des exceptions. Il s’agit d’un cadre général, pas d’un carcan !
Tout ceci fait que le problémiste qui a décidé de se priver des Pions sera très vite confronté à un souci de correction, de plus en plus pressant avec l’accumulation des pièces sur l’échiquier. Simplement parce que le Pion, de par sa portée très limitée, permet très souvent de verrouiller une case génante - à partir de laquelle une pièce pourrait mater de façon inopportune - sans pour autant affecter le reste de la solution. Mieux qu’un long discours, voici un deux coups dont la réalisation très négligée illustrera à merveille mon propos. C’est son seul intérêt !
Les Blancs jouent et font mat en deux coups
La clé 1.Dh6 ! menace de mater en g7. L’unique variante 1. …gxh6 2.g7 mat souligne l’indigence de cette construction très bancale. En effet, que vient faire le Pb2 là-dedans ? Après vérification, il apparaît que son rôle consiste uniquement à neutraliser 1.Da1, avec la même menace, cette fois-ci imparable. Une autre solution tout à fait inadmissible, car elle contredirait le principe d’unicité de la clé.
A l’évidence, nous voyons ici l’intérêt que présente le Pion pour le problémiste. Il permet d’assurer la correction du problème à un prix modique. Sauf que ce genre de compromis – à la fois technique et artistique – peut, s’il vient à se répéter au gré de la génèse du problème, alourdir très sensiblement la position, voire la rendre rébarbative. Cette solution de facilité - on ne peut pas mieux dire ! - induit un risque que le problémiste ne doit jamais perdre de vue.
Dans l’exemple que nous venons de voir, il suffit de retirer le Pb2 et de remplacer la Dame par une Tour pour obtenir une nette amélioration, puisque 1.Th6 ! nous offre alors un blocus avec deux variantes : 1. …gxh6 2.g7 mat et 1. …F bouge 2.Txh7 mat.
Notre exemple amélioré
Nous venons d’étoffer la solution tout en économisant le matériel. Bon, ce n’est pas encore un chef d’œuvre mais admettez que l’impression n’est pas la même !
Mais revenons à notre problémiste qui s’est mis en tête de composer un aristocrate. Vous entrevoyez désormais quelles seront ses difficultés ? S’il veut satisfaire à nos trois principes, il est clair qu’il devra s’imposer une précision absolue dans le placement des pièces, dans la mesure où il n’a plus le droit à la cheville ouvrière de la correction ; le Pion.
En ce qui concerne le principe d’économie, il devra recalibrer l’étalonnage pour le rehausser d’un cran ; ce n’est plus le Pion mais le Cavalier l’unité la plus légère. Mais il serait malvenu, d’un point de vue artistique, de loger un Cavalier dont la seule légitimité serait d’assurer une correction… qu’un Pion à lui seul assurerait convenablement. Il y aurait maldonne, comme un aveu de mascarade ; même si on répond à la lettre au principe d’économie, le subterfuge ne doit pas prendre. Dans un aristocrate, la charge du Pion n’existe plus ; il n’y a que des figures nobles dans toute leur plénitude, utilisées à plein. La négative n'est qu'imposture. Le cachet particulier – l’authentique signature ! - de l’aristo est bien là. A bas les divagations philidoriennes !
L’idéal pour un compositeur est une position exempte de pièces exclusivement dévolues à un rôle correcteur ; qui ne comporterait donc que des pièces, et prenant une part active à la solution, et garantes de la correction de l’ensemble. Une réelle hyperactivité ! Cet idéal est transposable à toutes les genres, bien sûr. Sauf que l’absence de Pion amorce, et alimente tout le long du processus de création, une surcharge technique que le compositeur doit répartir sur toutes ses pièces, en s’assurant qu’aucune d’entre elles n’aura, à un moment ou un autre, le profil escamoté du fantassin dont on ne veut plus entendre parler. La Cour l'a renié et assume !
Tout ceci est bien joli, mais la tâche n’est pas aisée, loin s'en faut ! Pour vous en convaincre, j'aimerai vous soumettre deux versions du même problème.
Touvron, F.
Europe-Echecs 1986 - Recommandé
Les Blancs jouent et font mat en deux coups
Vraiment bizarre la position ! Mais allons à l’essentiel. Les fuites du Roi noir sont pourvues dans le Jeu Apparent (avant la clé) :
1. … Rd3 (Rf3) 2.Ff5 mat A (Fg2 mat B)
Il semble donc naturel de tirer à vue pour le forcer à jouer. Je propose l’essai thématique 1.Te2+ ?
1. … Rd3 (Rf3) 2.Cdf4 mat C (Fg2 mat D) ; brutalement réfuté par 1. …Cxe2 !
Le Jeu Réel : 1.Tg4+ ! bi-ampliative (elle cède 2 cases de fuite au Roi).
1. … Rd3 (Rf3) 2.Cc5 mat E (Cg5 mat F), qui achève le Zagorouyko (3x2=6 mats changés).
Tandis que les fuites ajoutées ;
1. … Rf5 (Rxd5) 2.Cxg7 (Cc7) mat complètent l’étoile du Roi et la demi-rosace du Ce6.
Signalons enfin 1.Ff5+ ? Rxd5 ? 2.Tc5 mat changé aussi, mais 1. …Rf3 réfute !
C’est certainement la combinaison du Zagorouyko avec les motifs géométriques qui m’a valut la mention. Mais pour le reste… Tout d'abord, les échecs ne sont pas tous considérés dans le Jeu d’Essai. Ensuite, leurs réfutations sont tellement brutales que l’on est même pas enclin à se pencher sur certains d’entre eux, à fortiori sur l’essai thématique ! Et la Dame ! Vous avez vu cette grosse dinde ? Elle ne sert qu’à clouer le Cg6 dans une peut-être deux variantes. Une activité digne de son rang !
Pourtant, en 86 j’avais 20 ans et j’étais vraiment heureux d’avoir commis cette chose. Mais plus le temps passait, plus le coté artificiel de la construction s’imposait. Il reflétait un gros problème de technique. Très vite, je n’ai vu que ça et j’ai occulté le reste. Parfois, j’évitais même de faire allusion à l'essai Te2+ lorsque je présentais le problème à des amis. Tant pis pour le Zago ! Je vous jure que ça m’a vraiment pris la tête. Tous les problémistes connaissent ça et savent qu’un truc de ce genre n’est jamais vraiment achevé ; il y a toujours quelque chose à faire…
J’ai cherché des années durant, sans exagérer. Je suis passé par des dizaines de positions intermédiaires. Je suis même resté bloqué près d'une année sur une matrice 3x3=9 mats changés, pour m’apercevoir une fois publiée dans Europe-Echecs qu’elle était grossièrement démolie par un échec ! La haine ! Sur le coup, j’ai tout envoyé valser dans mes cartons et me suis mis aux boules. C’est bien les boules, si, si…
Puis un jour, à nouveau dans mes cartons comme l’indécrottable que je suis, je retombe sur un diagramme retranscrit sur 2 feuilles de papier à cigarettes reliées l’une à l’autre par leur bande adhésive… « Ah oui, il y avait celui-là aussi… », pensais-je en plissant les yeux.
Les Blancs jouent et font mat en deux coups
Bon, la solution est très similaire à la précédente ; les fuites en d4 et f4, l’échec en e3, l’échec en g5. Roule ma poule. Il y a juste en plus 1. …Cf3 2.De3 mat dans le Jeu Apparent et 1.Te3+ ? Ce4 ? 2.Txe4 mat dans le Jeu d’Essai. Pour le reste, la grosse dinde est orientée plein sud maintenant – c’est cool ! Ah, n’exagère pas ; elle joue dans une variante ! Ah oui, c’est vrai ! – et mes réfutations sont, quant à elles, toujours aussi subtiles !
Mais j’ai quand même viré les deux Pions noirs ! La position est plus économique, pourquoi l’ai-je rejetée ? Ah oui, j’ai trouvé ; il faut se poser la bonne question, voyez-vous ?
"Ce problème est-il aristocratique ?"
Si vous me répondez « Oui, c’est évident ! », je me verrais obligé de clamer que votre aristo fraye avec le front populaire !
- De quoi ?
- Mais si, observez le Ca4 !
- Oui, il ressemble bien à un Cavalier…
- Non, c’est un Pion escamoté !
- ?? Et vous faites quoi sinon avec votre papier à cigarettes ?
- Je m’explique, lecteur incrédule ; retirez le Ca4 - qui sert à contrôler la case c5 - et placez un Pion noir en b6. Cette substitution ne modifie pas la solution du problème ! En rien ! Ce Cavalier n’a pas lieu d’être dans la position ; la condition aristocratique n’est donc pas légitime si l’on respecte le principe d’économie. C’est un pseudo-aristo ! Une imposture !
- Un pseudo-aristo… Je vois ! Et en plaçant le Cavalier ailleurs ?
- Non, pas moyen... Il n'y a aucune possibilité.
- Ok, vous en avez d'autres comme ça ?
Eh bien, justement non... Je recherche toujours un Zago qui soit un authentique aristocrate. Sans l’ombre – que dis-je ! – le mirage, le soupir ; non le souvenir d’un Pion. Un pur et dur qui s’assume…
Vous en avez déjà vu un ?