« L'EMPEREUR »,
première partie de l'entretien de Pierre Vinclair avec Matthieu Gosztola
pour saluer la naissance de L’Empereur Hon-Seki
de Pierre Vinclair & PieR Gajewski
au corridor bleu, grâce à
Charles-Mézence Briseul.
— Matthieu
Gosztola : Peux-tu nous raconter la genèse de L’Empereur Hon-Seki ?
— Pierre Vinclair : Je suis
parti au Japon, juste après avoir publié Barbares, pour écrire,
pensais-je, une « épopée urbaine » – sans savoir exactement ce que
signifiait une telle expression, ni même s'il ne s'agissait pas de la
quadrature du cercle. Je me disais – très vaguement – que l’épopée avait
essentiellement rapport à la Ville (qu’il faut assiéger ou qu’il faut défendre,
qu’il faut fonder, Troie, Ithaque, Rome) et que si une épopée pouvait avoir
aujourd’hui du sens, ce ne pourrait être qu’à prendre la ville pour objet, y
compris (et surtout ?) dans ses formes les plus contemporaines et les plus
surprenantes. La ville moderne m’apparaissait, mystérieuse, comme un cosmos
inexploré, que l’épopée, seule, devait assumer de dire – un cosmos mais ouvert,
en perpétuel changement comme le sens du poème, devenir. Les villes japonaises
me semblaient d’autant plus intéressantes que leur histoire
les ancrait plus du côté de la Chine (notamment Kyoto, construite sur le modèle
de Chang'an) que de l'Occident, et que nombre d'entre elles furent détruites
pendant la Seconde Guerre, et reconstruites, puis sujettes d'une croissance de
soixante années qui en fit des modèles possibles de ce que Marcel Hénaff
appelle « la ville qui vient » : une coulée de béton infinie, sans
nord ou sud, ponctuée de voies ferrées.
Je suis parti pour écrire cela
– et L'Empereur Hon-Seki est né de mon impuissance totale à mener à bien
ce projet, des longues heures sèches passées à arpenter les villes sans y
comprendre rien, sans presque rien y voir, du sentiment d'être dans Tokyo comme
dans un inextricable buisson de verre, de l'impuissance idiote de chacune des
phrases que j'essayais d'écrire. J’ai tâché de travailler avec méthode, créé une
« table des catégories urbaines », inventé des voix, des histoires et
des formes ; et tout sonnait faux.
Vint une sorte de révélation : pour me débloquer d'écrire mon
« épopée urbaine » il me fallait la mettre en scène à l'intérieur
d'un cadre narratif, et faire du poème l’œuvre d'un personnage. Ainsi, ce ne
serait plus moi, mais lui qui chanterait – sur le modèle des chants IX à XII de
l'Odyssée. C'est à ce moment-là que le conte m'est apparu, presque tout
fait, comme si pendant que j'essayais d'écrire et n'y arrivais pas, l'histoire
de cet empereur dépossédé de son pouvoir et qui trouve le salut dans une
religion de l'écriture, l'histoire de l'Empereur Hon-Seki, s'était
développée, quelque part.
Il se trouve par ailleurs qu'au début du mois de janvier, j'avais eu la chance
d'assister à la cérémonie annuelle pour laquelle, le jour de son anniversaire,
l'empereur ouvre son palais au public, et communie avec un peuple
essentiellement composé de touristes, provinciaux, chinois, coréens et
occidentaux en le saluant de son impériale pogne. Ce cérémonial, au lieu de se
charger d'une auguste piété venue d'un autre temps, semblait calqué sur la
gestuelle des parcs d'attraction ; c'est en me souvenant de cette scène
que j'imaginai le désespoir de l'empereur et écrivis les premières pages, vers,
dialogues.
Une fois lancé, tout est allé très vite – mais jamais aucune épopée n’est venue
prendre place à l'intérieur du cadre narratif, suffisant. Cette histoire
d'épopée urbaine, on n'en avait plus besoin (d’où la disparition du poème à la
fin du conte).
— Matthieu Gosztola : Ce livre
semble, du moins au premier abord, très différent de tes autres ouvrages.
Peux-tu nous dire quels sont les points de convergence avec tes autres
textes ?
— Pierre Vinclair : L’Empereur Hon-Seki s'est comme imposé à
moi alors que je voulais écrire autre chose et a vaincu mes résistances ;
je ne l'ai pas « choisi ». Il a par conséquent été écrit sans aucun
souci de creuser l'hypothétique sillon que j'aurais précédemment commencé à
emprunter. Pour autant, il me semble plutôt « converger », pour
reprendre l'énoncé de ta question, avec ce que j'ai déjà écrit dans la mesure
où il participe de la recherche d'un équilibre entre des préoccupations
sérieuses et une ironie parfois potache, d’une multiplication voire d’un
brouillage des genres et des formes, et d’un tropisme pour le Japon. Et
derrière tout cela, il propose un corps à la même question, au même
trouble : c'est un récit qui raconte l'origine
du chaos. Je dirais si je devais leur conférer un sens que les petites
choses que j'ai écrites jusque là sont, si l'on peut dire, « anti-mythiques »,
et que c'est leur point commun : au lieu de raconter la manière dont
l'ordre provient du chaos, elles racontent comment de l'ordre est venu le chaos
(et prétendent que l'on peut en jouir).
J’essaie de trouver une forme épique pour dire cela – parce que l’épopée,
historiquement, est la forme qui pense à partir du mythe, le déplace, le rejoue
et en déduit des formes culturelles et politiques. C’est la vie du mythe si l’on veut. Avec de bien modestes moyens, je
cherche à trouver une forme de vie à
ce mythe négatif, selon lequel nous n'avons plus de mythes, le mythe de la
déconstruction et de la mort de dieu – le mythe selon lequel le chaos nous
serait venu.
— Matthieu
Gosztola : Comment s’est passé ton séjour à la Villa Kujoyama ?
As-tu travaillé sur plusieurs projets entre ces murs ?
— Pierre Vinclair : Mon projet
consistant en l'écriture d'une « épopée urbaine », j'ai souhaité en arrivant me
procurer le Kojiki, afin d'y puiser une meilleure compréhension de la
culture japonaise et des visages qu'y pouvait prendre la forme épique.
L'ouvrage étant indisponible en français, je me suis procuré un exemplaire
anglais, et me suis lancé dès janvier dans la reprise qu'a publiée Le
Corridor Bleu en 2011. Il y a eu, parallèlement, l'écriture d'une sorte de
journal qui mêle encore une multitude de formes, du poème en prose au haïku, en
passant par les vers justifiés, et que j'ai appelé Le Japon Imaginaire.
Celui-ci sortira normalement l'année prochaine toujours au Corridor bleu, pour
clore mon « triptyque japonais ».
Mais ce n’était pas seulement l’écriture solitaire : j’y ai rencontré des
artistes passionnants, avec qui des projets de collaboration se sont très
rapidement mis en place. En plus de PieR Gajewski, qui a illustré L'Empereur
Hon-Seki, j'ai notamment travaillé avec le danseur, performeur et vidéaste
Matthieu Doze ainsi que la chanteuse Milkymee. Nous avons par exemple composé
quotidiennement ce que nous avons appelé « Les haïkus presque
exquis » : un haïku de trois images de 5-7-5 secondes, d'un texte de
5-7-5 syllabes et de 5-7-5 secondes de musique. Chaque dimension étant composée
indépendamment les unes des autres, le résultat de leur mise en commun était à
chaque fois une surprise, selon le principe des « cadavres exquis ». Ce sont
certains de ces haïkus qui se retrouveront dans Le Japon Imaginaire
(quant à la vidéo globale, elle est en cours de traitement par Matthieu, et
sera bientôt accessible en ligne).
Quant à l'épopée urbaine que
je me suis acharné en vain à écrire pendant ces six mois, j’ai dû me résoudre à
la désosser, et des bribes retravaillées de ce poème ont fini par s’agencer
dans un autre livre, que Flammarion publiera l'année prochaine. C’est un
ensemble d'une douzaine de « petites épopées », de la peste de noire
de 1348 au Shanghai contemporain, en passant par le Japon féodal et la Commune
de Paris. Une grande partie de ce livre, dont le premier grand ensemble,
« Sans dôme », qui mêle des voix de pestiférés sous le dôme de
Notre-Dame-de-la-Garde à Toulouse, je l'ai écrit en revenant d'un séjour à
Hiroshima ; je voulais dire quelque chose sur la bombe atomique – ce sont
cinquante pages sur la peste noire dont j’ai accouché) pendant la grande peste
du 14ème siècle, a été écrit à la Villa Kujoyama. Bref, j’ai beaucoup appris,
beaucoup écrit – et ce séjour garde pour moi une dimension matricielle.
— Matthieu Gosztola : L’Empereur Hon-Seki aurait-il
pu commencer de naître en France ou le Japon, la grande présence du Japon
était-elle absolument nécessaire pour que tu sois mordu par l’aiguillon du
commencement ?
— Pierre Vinclair :
Dans la mesure où ce texte est le résultat – et
peut-être plus que le résultat, l'énoncé lui-même – d'une sorte de crise poétique
(d'une impossibilité à accomplir le programme poétique que je m'étais donné) je
crois qu'il était en effet impossible de l'écrire et même d'en avoir l'idée en
France. Le texte est né dans (et je dirais même « par » si je n'avais
pas peur du ridicule) les rues de Tokyo, c’est : l’énoncé de la petite
crise (que les rues de Tokyo ont provoquée). En cela, c’est aussi mon texte
le plus « autobiographique », et donc il aurait tout à fait pu être
écrit de la même façon (mais dans un autre décor)
en France. Au lieu de dire, « L’Empereur Hon-Seki, c’est moi »,
j’aurais alors dit : « Le préfet de Melun, c’est moi » – et cela
reviendrait au même ? Qui sait.
[à suivre]
croquis de PieR Gajewski