L’AUTRE PERFECTION
Il n’y a rien ici. De la roche et de la terre brûlée.
Tout est ravagé par la lumière impitoyable.
Rien que des pierres et de petites parcelles
d’orge et de lentilles à la vie dure. Rien de cassé
à réparer. Rien n’est jeté
ni abandonné. Si on a besoin d’une table,
on paie un homme pour la fabriquer. Si on trouve
un mètre de fil de fer barbelé, on l’emporte chez soi.
On s’en servira. Les paysans ne rient pas.
Ils vont en ville pour rire, ou à des fêtes.
Une sorte de paradis. Toute chose est ce qu’elle est.
La mer est eau. Les pierres sont de roche.
Le soleil se lève et se couche. Une réussite
sans le moindre embellissement.
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VOL SANS ISSUE
Tout le monde oublie qu’Icare a commencé par voler.
C’est la même chose lorsque l’amour prend fin
ou qu’un mariage échoue et les gens disent
qu’ils savaient que c’était une erreur, tout le monde
avait bien dit que cela ne marcherait jamais. À son âge
elle aurait dû y réfléchir à deux fois. Mais tout
ce qui vaut la peine d’être fait vaut la peine d’être mal fait.
Ainsi ma présence au bord de cet océan d’été
de l’autre côté de l’île pendant que
l’amour se retirait d’elle, les étoiles
brillaient avec une telle intensité ces nuits-là
que chacun avait compris qu’elles ne dureraient pas.
Tous les matins je la trouvais endormie dans mon lit
telle une visitation, la douceur en elle
comme un troupeau d’antilopes dans les brumes de l’aube.
Tous les après-midis je la regardais revenir
de sa baignade par un sentier caillouteux en plein soleil
la lumière de la mer derrière elle et le ciel immense
de l’autre côté. L’écoutant
pendant que nous déjeunions. Comment peut-on prétendre
que ce mariage a échoué ? Cela me rappelle les gens qui
sont revenus de Provence (quand c’était encore la Provence)
en disant que c’était bien joli, mais que la cuisine était trop grasse.
Je suis persuadé que la chute d’Icare n’est pas la preuve de son échec,
mais tout simplement le terme de son triomphe.
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RAPPROCHEMENT
La chaleur nous suit dans le bus.
L’icône à l’avant, le quartier
de viande saignante dans la galerie
de l’autre côté. Le jeune garçon
alangui dans le siège juste en-dessous
qui se frotte les yeux. De vieilles femmes
discutent presque sans élever la voix.
En silence, je jette un coup d’œil vers le bus qui attend
à côté du nôtre et je croise le regard
d’une jolie Grecque.
Elle se tourne vers moi pour me dévisager.
Je baisse les yeux et le bus
démarre.
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D’autres poèmes de Jack Gilbert ici
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Jack Gilbert est né à Pittsburgh (Pennsylvanie) en 1925. Dans les années 50, il a fréquenté les poètes “Beat” à San Francisco et suivi les cours de poésie de Jack Spicer. Son premier recueil, Views of Jeopardy, a remporté le « Yale Series of Younger Poets Award » en 1962, ce qui lui a valu une célébrité immédiate. Jack Gilbert a vécu à Copenhague, en Grèce, et au Japon. Après Monolithos (1984), The Great Fires est paru en 1996 chez Knopf. Son dernier recueil, Refusing Heaven, a remporté en 2005 le “National Book Critics Circle Award”. Jack Gilbert vit aujourd’hui en Californie.