Interview de Jacques Caplat est agronome et géographe accordée à Terraeco. Passionnant.
L’idée que les rendements en bio sont plus faibles qu’en conventionnel est récurrente…
Si l’on considère que l’agriculture bio, c’est faire la même chose qu’en conventionnel moins la chimie, alors oui, c’est certain. Mais ça n’est pas ça du tout ! Que faut-il comparer, alors ?
Le système conventionnel s’est construit sur l’idée qu’on peut augmenter les rendements en sélectionnant les semences. On les isole et on regarde comment on peut les faire produire au maximum dans un contexte artificiel. On obtient alors de très hauts rendements, mais ils n’ont plus aucune relation avec la réalité biologique.
Et dans le réel, ces variétés doivent être soutenues en permanence par des pesticides et engrais chimiques. Elles deviennent très fragiles. Les parasites se précipitent dessus. Il faut multiplier les intrants. C’est un cercle vicieux. L’agriculture bio est un autre concept. C’est la mise en relation des trois grandes composantes de l’agriculture : un écosystème (le sol, les points d’eau, des haies), un agrosystème (plusieurs espèces végétales, des animaux) et des humains autonomes, en situation de prendre des décisions et non de se les voir imposer par des semenciers ou des politiques.
Ce concept fonctionne de façon optimale avec un mélange de cultures sur une même parcelle. Des légumineuses, parce qu’elles sont capables de capter l’azote de l’air. Des arbres, parce qu’ils vont chercher le potassium en profondeur et le restituent en surface. Il n’y a plus de concurrence entre les plantes, mais une complémentarité. Cela permet de bien meilleurs rendements. En Europe, un hectare de blé conventionnel produit 10 tonnes par an. Sur une même surface consacrée au maraîchage diversifié, avec 20 à 30 espèces différentes, on atteint entre 20 et 70 tonnes. Les légumes contenant plus d’eau que le blé, on peut ramener ces chiffres entre 15 et 25 tonnes de matière sèche. Le rendement est deux fois plus grand !
Vous soutenez que l’agriculture bio est le seul système viable dans les pays tropicaux…
Le système conventionnel ne marche qu’en milieu tempéré. Il lui faut une stabilité climatique. Dans les pays tropicaux, les excès de pluie ou de sécheresse peuvent anéantir une année de production en monoculture. L’agriculture associée est plus adaptée. On peut semer des espèces résistantes à la sécheresse, d’autres à des conditions plus humides. Le rendement de chacune n’est pas garanti, mais le rendement global l’est. Et s’il y a des arbres, ils stabilisent les sols et limitent l’érosion. Or, ces conditions aléatoires atteignent les milieux tempérés. Avec le réchauffement, les incidents climatiques sont plus fréquents. Et notre système est d’autant plus fragile que les sols se sont appauvris.
Que disent les études scientifiques sur cette question ?
L’université anglaise de l’Essex a réalisé en 2006 une synthèse sur 57 pays et 37 millions d’hectares. Elle conclut que les rendements sont 79 % plus élevés en agriculture bio dans les zones tropicales. Le Programme des Nations unies pour l’environnement évaluait en 2008 que le passage en bio en Afrique permettrait de doubler les rendements. Olivier de Schutter, rapporteur des Nations unies pour le droit à l’alimentation, écrivait en 2010 : « Pour nourrir le monde, l’agroécologie surpasse l’agriculture industrielle à grande échelle. » Un bémol cependant : en 2006, l’université américaine du Michigan montrait que la conversion intégrale en bio de l’Amérique du Nord et de l’Europe ferait chuter leurs rendements de 5 % à 10 %. Car il s’agirait, dans ce cas, de faire du conventionnel sans chimie, de la monoculture. Mais à long terme, si l’on répand les techniques de cultures associées, on peut penser qu’il y aura une amélioration. Et puis, comme dans les pays tropicaux les rendements augmenteront énormément, à l’échelle planétaire, tout ira bien ! On peut nourrir 10 milliards d’humains sans défricher un hectare de plus. D’un point de vue agronomique, c’est indéniable.
Cette transition est-elle possible ?
Dans les années 1960, on s’est donné un objectif, celui d’une révolution agricole industrielle, et on y est parvenu. Pourquoi pas aujourd’hui ?
Qu’attendre de la réforme de la PAC, la politique agricole commune, en 2013 ?
Elle ne va pas changer la donne. Mais sur la plan national, on peut expliquer aux paysans que l’agriculture bio, c’est l’avenir. Pour 90 % d’entre eux, c’est ringard. Alors que techniquement, c’est très moderne. Beaucoup de progrès récents en sont issus. On peut ensuite faire de l’accompagnement. Et une réforme fiscale. L’agriculture bio réclame plus de main-d’œuvre. Or, aujourd’hui, il est plus avantageux d’acheter une machine que d’embaucher.
Que pensez-vous de la politique du gouvernement actuel ?
Je suis sceptique et déçu. L’objectif du Grenelle d’atteindre 20 % de bio en 2020 n’était pas mauvais. Signé par tous les partis, il permettait de faire basculer les choses. Mais à la Conférence environnementale de septembre dernier, l’objectif a été fixé à 7 % en 2017. Il n’y a aucune ambition politique. Il faudrait dès aujourd’hui consacrer 20 % de la recherche et des moyens d’accompagnement à l’agriculture bio. Or, à l’Inra, seuls 2 % à 3 % des chercheurs sont dessus. Et il s’agit de volontés individuelles !
Et au niveau international ?
C’est très complexe. Prenez la région d’Atakora, au Bénin. Des associations se sont montrées capables de nourrir l’ensemble du pays avec des méthodes d’agroécologie. Mais les paysans ne peuvent pas vendre leur mil à Cotonou, la capitale, car le blé, français ou américain, y est vendu moins cher. Un mécanisme de compensation, prenant en compte les coûts environnementaux (pollution des nappes, conséquences sur la santé) rendrait la concurrence plus juste. —