Ne nous trompons pas : l’incitation à consommer à tout prix n’est pas libérale. Elle est keynésienne et donc social-démocrate.
Par Corentin de Salle, depuis la Belgique.
Pourtant, Adam Smith, le père du libéralisme économique, fustigeait le goût des dépenses immodérées pour les "colifichets, bagatelles et autres niaiseries" et tenait la passion dépensière pour "la plus puérile, la plus vile et la plus sotte de toutes les vanités". Comment expliquer cette hostilité viscérale à la surconsommation ? En raison du sang écossais qui coulait dans ses veines ? Sans doute, mais, plus fondamentalement, parce que cet homme, mû par la volonté d’abolir la pauvreté, tenait pour parfaitement immoral tout ce qui portait atteinte à la fécondité du capital. Au cœur du système économique qu’il a inventé, il y a ce constat : le désir d’enrichissement illimité est socialement bénéfique. L’égoïsme est le moteur le plus puissant de création des richesses mais l’argent gagné doit, écrit-il, être réinvesti dans le circuit économique pour créer toujours plus de richesses, toujours plus d’emplois dans la métropole, dans les colonies, dans le monde entier et déboucher ainsi sur "la richesse des Nations".
Ce serait mentir que de prétendre que le libéralisme n’a rien à voir avec la surconsommation actuelle. En effet, depuis plus de deux siècles et demi, il satisfait les besoins de base et il a démultiplié le pouvoir d’achat des citoyens. Mais ne nous trompons pas : l’incitation à consommer à tout prix n’est pas libérale. Elle est keynésienne et donc social-démocrate. Cette exhortation se retrouve constamment dans la rhétorique des divers "plans de relance". Consommer, c’est, dit-on, relancer la machine économique, favoriser la croissance et créer la prospérité. C’est d’ailleurs le discours tenu par la FGTB et la CSC le week-end dernier. Refusant de comprendre que la survie de l’État-providence implique nécessairement des restrictions budgétaires qui sont d’ailleurs d’application dans toute l’Europe, ces syndicats, hostiles à l’austérité, dramatisent à dessein le coût social desdites restrictions alors même que la Belgique est le pays socialement le plus protecteur d’Europe. Anne Demelenne et Claude Rolin estiment que seule la préservation du pouvoir d’achat permettra de relancer l’économie par la consommation. Invitation est ainsi lancée à chacun à dépenser le peu qu’il possède. Les partisans des plans de relance (ou "stimulistes"), qui se recrutent majoritairement dans la gauche, sont, quand on y réfléchit, les plus ardents avocats du consumérisme.
Diminuer les prélèvements fiscaux à la base
Le libéralisme vise, lui aussi, à préserver et à accroître le pouvoir d’achat mais pas de la même manière et pas pour les mêmes raisons. Ce n’est pas par la redistribution via des allocations qu’il faut garantir le pouvoir d’achat, mais en diminuant simplement les prélèvements fiscaux à la base. Par ailleurs, ce n’est pas exclusivement en consommant qu’on relancera l’économie mais aussi en épargnant, en entreprenant, en investissant, en alimentant les banques de capitaux qui, à leur tour, fournissent des capitaux à l’économie réelle. Pourtant, les Belges, échaudés par la crise, se montrent circonspects par rapport aux incitations à consommer au point que l’épargne atteint des records (230 milliards de capital dormant). Et cela en dépit d’un rendement de l’épargne ridiculement faible (voire négatif, si on tient compte de l’inflation) résultant lui-même d’une politique monétaire pratiquant des taux artificiellement bas.
Mais cette épargne citoyenne (également abondante en France touchée par les mêmes maux), objet de toutes les convoitises des pouvoirs publics confectionnant déjà de futurs emprunts, trahit en réalité une peur de l’avenir. Si l’argent économisé aujourd’hui ne vaut pratiquement rien demain, autant consommer tout de suite et s’anéantir dans un présent perpétuel peuplé de jouissances immédiates et de mensualités échelonnées.
La surconsommation et le surendettement sont les fruits maudits non pas du libéralisme mais des politiques socialistes et social-démocrates d’inspiration keynésienne qui, plutôt que de laisser aux gens le choix de faire ce qu’ils désirent de leur salaire, en ponctionnent à la source la majeure partie et les incitent à en dépenser au plus vite ce qui leur en reste dans des produits et services surtaxés, les privant ainsi de tout moyen pour mener des plans à long terme et des projets de vie responsables. Car c’est bien là le dénominateur commun de toutes ces politiques et des discours syndicalistes paternalistes et victimaires : la déresponsabilisation. "À long terme, nous sommes tous morts" , disait Keynes.
La dématérialisation de l'économie
A contrario, le libéralisme est existentialiste : avant d’être une entité dont il appartient à l’État de veiller à la bonne satisfaction des besoins vitaux, l’homme est un être en "pro-jet", une personne qui engage tout son être dans une direction choisie par lui seul, un individu autonome et responsable à même de "se projeter" dans le futur, d’apprendre, d’épargner, d’investir, d’inventer, d’entreprendre et de créer des richesses et du sens. Briser ce cycle infernal, c’est accepter que la richesse se crée non en consommant mais en travaillant, c’est rompre avec la surconsommation, c’est accepter de ne plus dépenser au-delà de ce que l’on gagne, c’est accepter de ne plus transférer aux générations futures l’obligation de régler nos factures, c’est accepter de revenir à la sobriété des origines du capitalisme, bref c’est accepter l’austérité. C’est accepter de concrétiser des rêves d’accomplissement personnel, lesquels impliquent des privations, des sacrifices, des risques, de la persévérance et de la patience. À ce titre, nos ancêtres - qui ont créé la prospérité de ce pays - étaient plus responsables que nous le sommes. Pour autant, ce n’est pas renoncer à la croissance mais, au contraire, en restaurer les conditions effectives : pas de capitalisme sans capitaux. Ce n’est pas non plus prôner le passéisme. Depuis 60 ans, nous vivons dans une période d’accumulation matérielle de biens de consommation, mais le mouvement s’inverse : désormais, "small is beautiful". Tout se miniaturise et devient plus performant.
Cette sobriété libérale - dont le design épuré et intuitif des produits Macintosh est emblématique - n’est pas celle que prônent les écologistes. Seule une société prospère et technologiquement avancée peut exploiter intelligemment ses ressources et en créer de nouvelles. Une partie croissante des biens de consommation est recyclée. L’augmentation constante du rendement énergétique permet de satisfaire toujours plus de besoins avec de moins en moins de ressources. Des objets chaque jour moins énergivores voient leurs capacités de stockage se démultiplier. Les nanotechnologies entrent en œuvre, annonçant des révolutions technologiques en cascade. Paradoxalement, c’est ce mouvement que l’écologisme entend contrecarrer par son opposition au libéralisme, aux progrès technologiques et à la mondialisation : en prônant le retour à l’économie locale (qui signifie la diminution des échanges et le renoncement aux économies d’échelle, d’énergie et de ressources), l’écologisme est beaucoup plus "matérialiste" que le libéralisme.
Nous nous dirigeons maintenant vers une étape ultérieure : la dématérialisation de l’économie. Fruit de l’économie de marché, du développement technologique, du libre-échange, impliquant la satisfaction préalable des besoins primaires, l’économie immatérielle, c’est avant tout - via ordinateurs, smartphones, mp3 et tablettes - l’industrie du loisir, la culture (cinéma, musique, ouvrages numériques, etc.), l’information, la communication, le multimédia, la formation, l’éducation, etc., soit autant de secteurs qui mobilisent une part croissante de l’activité économique. Cette économie immatérielle fait la part belle à l’épanouissement de soi, révélant que, pour le libéralisme, l’être prime sur l’avoir.