Je viens de lire le dernier prix Goncourt
: Le sermon sur la chute de Rome, d'un auteur Corse : Jérome Ferrari. L'action est située dans un village Corse de montagne, sans doute assez typique de ceux que l'on
trouve dans l'arrière-pays. L'histoire raconte l'aventure de deux jeunes Corses (l'un ayant été élevé sur le continent, l'autre sur l'île) qui ont fait des études de philo à Paris et qui décident
de rouvrir un bar qui périclite dans le bled où la famille a ses origines. Ce retour au pays n'est pas vraiment motivé par une quête d'identité culturelle ou d'engagement politique pour
l'indépendance de l'île, mais par désintérêt pour leurs études, qu'ils abandonnent sans aucun regret pour leur projet commercial.
Au début, les affaires marchent très bien, grâce, entre autre, aux filles recrutées dans un bar louche de la côte, qui attirent les soiffards et ceux qui ne savent pas où terminer la nuit en
haute Corse. Puis, peu à peu, inexorablement les choses se gâtent, en raison des pesanteurs de la société corse, de la violence larvée, toujours présente et prête à exploser, de l'immobilisme
ambiant.
D'une manière générale, le bouquin, pour le continental que je suis et qui est sans doute nourri de clichés sur l'île de beauté, rend assez bien compte de l'atmosphère qui doit prévaloir dans ces
villages de haute Corse : sexisme ambiant, présence de la mafia en toile de fond, immobilisme sociologique qui rend toute initiative et évolution impossible, violence toujours prête à exploser,
expression d'une identité culturelle frelatée qui ne va guère au-delà de ce que les touristes viennent chercher : chants polyphoniques et ballades jouées à la guitare, charcuterie du pays,
etc.... Les armes sont là, toujours prêtes à servir, en cas de besoin. Le beau gosse et guitariste de service, queutard invétéré de touristes de passage et des serveuses que tous les frustrés du
coin viennent reluquer et tripoter gentiment au passage ici, nargue le berger simplet qui se "la met sous le bras" et qui, en ayant marre d'être humilié, sera la cause de la fin du "petit monde"
qu'ils avaient essayé de construire... Comme celui que St Augustin avait rêvé avant la chute de Rome, d'où le titre du roman...
Certes, la lecture n'est pas toujours facile . Les phrases longues et alambiquées peuvent rebuter certains lecteurs, mais je trouve que le style est ample et adapté aux passages où l'auteur veut
prendre une hauteur historique et philosophique par rapport aux événements et à la société qu'ils décrits. L'analyse sociologique me semble assez pertinente,mais je me trompe peut-être en
succombant à mon idéologie "continentale", contaminée par l'image que les médias véhiculent. Elle est en tout cas celle d'un auteur cultivé, qui va, je crois, au-delà de ce que l'on entend
habituellement sur la Corse, car il met en perspective historique longue, un peu à la Braudel en quelque sorte, le destin et l'évolution (l'immobilisme surtout...) de l'île... Vision pessimiste
certes, celle d'un intellectuel ayant enseigné en Corse pour un moment, mais qui a décidé de quitter son "pays" ... Après avoir été déçu par ses compatriotes ? Sinon, pourquoi aller porter son
message philosophique ailleurs, dans le cadre de la coopération en Algérie ou dans un lycée français des émirats arabes unis ? Trouve-t-il là-bas un public, des élèves qui sont plus réceptifs à
son discours et à son message que les enfants de ses compatriotes îliens ?
J'ai peut-être (sans doute) tort. Ferrari me démentirait sans doute, mais j'ai l'impression que l'auteur nous délivre un peu, sur son île, le message que Sarkozy adressait à l'Afrique dans son
message de Dakar. Selon la formule célèbre et tant critiquée et critiquable, l'homme Africain, ne devait plus rester "en dehors de l'histoire". La Corse dépeinte par Ferrari, elle, semble se
situer "hors du monde". Certains personnages, en effet, pour se construire, doivent aller chercher ailleurs la palpitation et le mouvement du monde. Un monde à l'écart duquel que la Corse
persiste à se tenir, pour mieux contempler l'écroulement de notre "ancien" monde post-industriel en cette aube du vingt-et unième siècle ? Certains personnages secondaires, en leur quête d'un
monde qui bouge (et qui s'écroule d'ailleurs pendant les deux guerres mondiales et les luttes pour l'indépendance, tout comme l'empire Romain de St Augustin), iront chercher ailleurs, pour le
meilleur et pour le pire, ce mouvement universel (auquel l'île échappe depuis des siècles ?). Ils chercheront leur "émancipation" dans l'administration coloniale, dans l'armée qui ne pourra
rien contre la chute de l'empire français, dans la recherche archéologique des restes de la cathédrale de st Augustin, en Algérie, ou plus simplement dans un exil à Marseille ou dans la capitale.
Mais les deux héros de cette fable tragique, tout comme leurs "anciens" qui sont revenus "mourir" au pays "le reste de leur âge", seront happés par une force d'attraction atavique qui leur fera
abandonner la vie différente qu'ils n'ont pu se construire ailleurs.
Air marin ou douceur angevine, comment concilier ces deux tropismes ? La douceur angevine (corse en l'occurence) protège en son cocon douillet, mais enferme et mutile tout à la fois... N'est-ce
pas là, l'un des thèmes principaux du roman, avec celui de la finitude et de la vulnérabilité des civilisations, aussi brillantes et puissantes soient-elles ?