Quatrième de couverture
La hantise du sauvage est passée de mode. Pour être en adéquation avec les valeurs contemporaines il faut aimer les fauves. Il faut les avoir vus, avoir entendu leurs grognements nocturnes et leurs chants d’amour. Il faut même leur ressembler. L’animal sauvage est partout.
Il envahit les campagnes et les bois abandonnés par les ruraux. Il fréquente nos maisons sous forme de trophées (très à la mode en dépit de l’écologisme ambiant), de nourriture (l’alimentation à base de gibier a doublé en quelques années), de vêtements (après une courte éclipse la fourrure est revenue).
Il fournit des modèles de comportement et se prête aux identifications les plus hétérogènes : sous le signe du prédateur, on voit cohabiter des « écolos » pacifistes, des biologistes engagés, des néo-chamanes romantiques, des néo-nazis enragés.
Comment expliquer cet engouement pour le sauvage ? S’agit-il d’un besoin profond ou d’une mode ? Faut-il y voir le réveil de nos pulsions les plus archaïques (celles-là mêmes que nous partageons avec les autres animaux) ?
Le reflet d’une prise de conscience environnementaliste ? Un simple effet de marché ?
Critique de Régis Meyran
Cet ouvrage détaille l'évolution du comportement de l'homme face à la bête sauvage, de la peur à l'engouement. Il cherche à comprendre si la place prépondérante de ces fauves répond à un effet de mode ou à un besoin profond. Dans une société en pleine mutation, l'animal remplit en effet plusieurs rôles : nourriture, décoration, fourrure, etc.
Depuis une cinquantaine d’années, relève l’auteur, les sociétés occidentales ont changé d’attitude face à la nature et aux espèces sauvage qui l’habitent. Le démantèlement de la civilisation rurale qui vient de s’achever signe notre sortie définitive de l’ère néolithique. En conséquence, la méfiance envers les prédateurs sauvages, autrefois classés « nuisibles », cède la place à leur réhabilitation, voire à leur célébration.
Produits d’une civilisation d’agriculteurs et d’éleveurs, les savoirs classiques classaient et hiérarchisaient les êtres et les choses en opposant le domestique au sauvage. Par une sorte d’évolutionnisme spontané, mythes et contes mettaient en scène des héros civilisateurs menant les hommes du stade de la chasse et de la cueillette à celui de la domestication des espèces. Et l’espace délimité par les villes et les villages était, notamment dans la Rome antique, protégé du monde sauvage par des symboles et des rituels. La diffusion de la culture chrétienne ayant encore accentué cette polarité, elle a placé le pain, le vin, l’huile et le bœuf au centre des valeurs alimentaires.
Selon l’auteur, la réhabilitation actuelle du sauvage ne se limite pas au simple hommage rendu à la nature. Elle autorise l’éloge de la férocité et de l’acte prédateur, lesquels se prêtent à toutes sortes de récupérations idéologiques, comme celle qu’opèrent les « néopaïens » identitaires de la Ligue du Nord italienne se réclamant de la « celtitude ». Sur l’autre bord, c’est aussi le cas des écologistes « mystiques », qui cherchent à retrouver la « sagesse instinctive » de l’animal.
Plus largement, l’éloge du prédateur va de pair avec le succès médiatique de théories pseudoscientifiques vantant les vertus du « cerveau reptilien ». En opérant ces rapprochements risqués, Sergio Dalla Bernardina donne parfois l’impression de gonfler le phénomène, mais il faut avouer que ces coïncidences sont frappantes et se trouvent assez bien illustrées dans des succès littéraires, comme celui du roman de Fred Vargas, L’Homme à l’envers.
Le Retour du prédateur
. Mise en scène du sauvage dans
la société postrurale.
Sergio Dalla Bernardina
, Presses universitaires de Rennes, 2011, 132 p., 15 €.
L'auteur, Sergio Dalla Bernardina
Sergio Dalla Bernardina est professeur d’ethnologie à l’Université de Bretagne Occidentale (faculté des lettres et sciences humaines Victor Segalen à Brest), où il dirige le séminaire permanent d’anthropologie de la nature « Ordre naturels et bricolages humains ». Parmi ses ouvrages consacrés à la nature : « L’utopie de la nature. Chasseurs, écologistes, touristes », « L’éloquence des bêtes, quand l’homme parle des animaux »
L'avis de la Buvette
Un livre très intéressant. J'ai beaucoup aimé la partie "Avant l'écologie, souvenirs pré-écologiques", où SDB, malgré une vision très anthropocentrique, explique bien les différences de vision de la nature entre chasseurs et éleveurs et le poids des visions romaines et grecques.
"Chez les grecs, pour s'accomplir, les individus et les communautés doivent s'arracher à l'Etat de nature. Le passage à l'âge adulte est marqué par l'abandon du monde du piégeage et de la ruse, assimilé au cru, au nocturne, au féminin et par l'adoption, dans la chasse, d'une posture virile", armée. "Cette chasse "adulte", calquée sur le modèle héroïque (Héraclès qui libère la cité de "ceux qui menacent la cité des hommes") n'est pas sans lien avec le travail de l'agriculteur repoussant les fauves et protégeant les champs cultivés. Il s'agit de ne pas rater l'initiation et de rester à jamais du côté de la "sauvagerie". C'est le passage décisif de la vie épineuse (la forêt et ses habitants) à la vie cultivée (les récoltes et l'élevage), de la vie sauvage (inculte) à la vie au blé moulu. "Dans un monde cultivateurs et de pasteurs nomades, en fait, un chasseur n'a plus sa place (Qui va à la chasse perd sa place). Face à des lentilles et du pain, face à la preuve tangible de son inacuité, de son archaïsme, de son échec existentiel, l'homme sauvage capitule" devant (l'agri)culture.
Mais le sauvage rôde toujours : "Si tu ne t'acharnes pas sans relâche, la houe à la main, contre les mauvaises herbes, si tu n'effraies pas à grand bruit les oiseaux, si tu n'élagues pas pas à la serpe les ombrages qui obscurcissent ton champ, et si tu ne pries pas pour appeler la pluie, malheur !" Il ne s'agit donc pas d'un simple rituel de passage, mais d'une haine du sauvage, de la ronce et de la sombre forêt fermée, diaboliques ! Prie, ouvre et nettoie ! "Il suffit que le berger égare ses bêtes pour que celles-çi, une fois eule dans les bois, rencontrent des partenaires peu catholiques (leurs aëux, en quelque sorte), les ramenant à l'état sauvage." Quelle horreur !
L'auteur cite Jean Trinquier : "En délaissant l'espace qui lui est propre (la forêt) pour s'introduire dans la ville (la civilisation), le loup sort de sa catégorie d'hôte des bois et des saltus. Ce faisant, il conjoint ce qui devait rester séparé et confond des catégories mutuellement exclusives. l'entrée dans une ville (ou un village) constitue donc bien un prodige (une transgression), dans la mesure où elle affecte l'ordre (conservateur) des choses et du monde, qui se donne à lire dans la division et la hiérarchisation de l'espace". Le milieu ouvert étant hiérarchiquement du côté de la civilisation et de Dieu alors que les milieux fermés sont de l'ordre du sauvage et du diabolique. "On le voit, loin de se réduire à sa seule dimension matérielle, la défense des espaces domstiques a de bien larges retombées symboliques. Rôdant à la frontière entre les champs et le "désert", les agriculteurs de l'Europe pré-moderne oeuvraient (avec l'église), à la préservation des limites, à la défense des territoires rendus à la culture (pris à la forêt, donc au diable). En éloignant le risque d'ensauvagement, ils contribuent à l'équilibre cosmique."
Rien n'a changé
Cette description des anciens rapports homme/nature est à comparer avec le moderne témoignage d'Etienne Lamazou, berger à Aydius, en vallée d'Ossau de 1913 à 1969 :
"Du temps de mon enfance, il (le village d'Aydius) était encore travaillé comme un véritable jardin, les habitants étaient encore suffisament nombreux pour tout entretenir, les champs, les prairies, les granges proches ou éloignées, les habitations, bien sûr, et tous les chemins, même les plus petits. Tout était en parfait état, et c'était un vrai plaisir de voir le plus minuscule lopin de terre travaillé et soigné comme un jardin. Les habitants, durs à la tâche, ne ménageaient pas leur peine pour que tout fût entretenu, nettoyé, propre et net. Malgré les querelles et les inimitiés inévitables, j'ai expliqué que la solidarité était toujours là, qui n'aurait jamais laissé quelqu'un seul face à la misère ou à la peine" (...)
Le naturel et le sauvage sont ici du domaine de l'abandon, du sâle, de la division, de l'individualisme, de la misère et de la peine.
"Aujourd'hui, il n'y a plus de bétail, donc plus de pâturage, les bruyères, les rhododendrons, les ronces, toutes les mauvaises herbes envahissent des pentes jadis couvertes d'herbe et de fleurs de prairie. (...) Les estivants ne se plairont pas longtemps dans une montagne désertifiée et laissée à l'abandon. (...) C'est une vie trop astreignante, où il n'y a ni dimanche, ni jour de reste ni vacances : les bêtes n'en prennent pas. Adieu donc les brebis, faisons autre chose..."
Le berger est conscient de l'immobilisme pastoral, de la fin d'un monde et d'une vie austère, presque misérable.
("Alors que le monde entier était en ébullition et évoluait à une vitesse jamais vue, rien ne bougeait chez nous, à quelqurs détails près, comme de remplacer les moules en bois pour les fromages par des moules en fer.") ("Beaucoup de jeunes bergers pour qui la transhumance d'hiver et d'été était très perturbante pour la vie familiale, quittèrent la montagne, pour une vivre ailleurs une vie qu'ils espéraient plus afréable : ils se jetèrent dans le fonctionnariat (...) plus proches du monde et qui leur offraient une vie moins austère et des revenus plus élevés." (...) Il ne resta plus bientôt que quelques bergers, comme moi, et quelques fermes possédant assez de main-d'oeuvre pour travailler dans des conditions correctes. J'ai connu à Aydius au début du siécle soixante-dix bergers et une quinzaine de chevriers. Il reste aujourd'hui deux bergers et trois chevriers.")
Anthropocentrisme simplificateur
Mais Sergio Dalla Bernardina reste assez anthropocentrique et éloigné de la nature : "Nous sommes loin aussi des néo-zoolâtres qui bravent les ronces, en pleine nuit, pour écouter le brame du cerf ou le chant du loup dans l'attente d'un frisson mystique et, qui sait, d'une illumination."
Pour lui, l'engouement pour le sauvage est une mode. "Pour être en adéquation avec les valeurs contemporaines il faut aimer les fauves. Il faut les avoir vus, avoir entendu leurs grognements nocturnes et leurs chants d’amour. Il faut même leur ressembler. L’animal sauvage est partout."
Il voit, sans expliquer où et sans justifier de son importance, un retour de la mode des trophées et de la fourrure. Il considère que si l’alimentation à base de gibier a doublé en quelques années, c'est à cause d'un "appétit pour le sauvage", sans envisager qu'il ne suffit pas de vouloir manger du gibier (cher) pour avoir les moyens de se le payer et en trouver. Il ne se demande pas si la demande suit l'offre et l'augmentation des populations de sangliers et de cervidés.
Pas un mot non plus sur la prise de conscience par l'homme de sa responsabilité dans la destruction des écosystèmes, dans l'épuisement des ressources naturelles ou dans les modifications climatiques, toutes dégradations et prises de conscience (mais pas chez tout le monde) qui sont à la base d'un changement de paradigme, de mentalités, d'opinions et de comportements. Il s'agit plus d’une prise de conscience environnementaliste que d'une "mode". La nature est un besoin profond.
Je suis d'accord avec Régis Meyran : "En opérant ces rapprochements risqués, Sergio Dalla Bernardina donne parfois l’impression de gonfler le phénomène" du retour au sauvage. Il identifie assez bien certaines des différentes tendances de ce retour : "on voit cohabiter des « écolos » pacifistes, des biologistes engagés, des néo-chamanes romantiques, des néo-nazis enragés", mais il semble les mettre tous dans le même panier et porte sur toutes ces catégories le regard condescendant d'un anthropocentrique convaincu. Exactement comme quand Jean-Marc Ayrault considère que tous les manifestants de Notre-Dame des Landes sont "des anarcho-autonomes qui font de la casse à chaque sommet international".
Simplifier un monde complexe n'est pas une solution. Nicole Huybens écrit :
" Il existe deux représentations dominantes à propos la relation homme - nature. La première inclut l’humain dans la nature, la seconde disjoint les deux termes. Edgar Morin considère que ces deux visions obéissent à un méta-paradigme, celui de la « simplification, qui, devant toute complexité conceptuelle, prescrit soit la réduction (ici de l’humain au naturel), soit la disjonction (ici entre l’humain et le naturel), ce qui empêche de concevoir l’unidualité (naturelle et culturelle, cérébrale et psychique) de la réalité humaine, et empêche également de concevoir la relation à la fois d’implication et de séparation entre l’homme et la nature ». Certains auteurs distinguent deux visions de la relation homme – nature, une vision anthropocentrique et une vision biocentrique ; d’autres distinguent aussi une vision écocentrique, parfois confondue avec la biocentrique. Pour moi, il faut les distinguer. Le seul dualisme anthropocentrique / bio ou écocentrique ne nous permet pas de rendre compte des subtiles différences que l’on retrouve aujourd’hui dans les prises de position des acteurs dans une controverse environnementale." Et "le retour du predateur" en est une belle.