Il y aura bientôt 20 ans, Adam Brown, ŕ l’époque directeur du marketing d’Airbus Industrie, était devenu la bęte noire des dirigeants de Boeing. Lesquels, excédés par ses propos affichant de trčs grandes ambitions planétaires pour l’avionneur européen, ŕ la veille du salon de l’aéronautique de Farnborough de 1994, l’avaient qualifié de Pinocchio. Le plus sérieusement du monde, sans un zeste d’humour, estimant que leur concurrent avait furieusement tendance ŕ prendre ses ręves pour des réalités.
Aprčs avoir pris son temps, cette semaine, le boomerang retourne aux Etats-Unis. Noir sur blanc, cette fois-ci, sous forme de publicité insérée dans la grande presse spécialisée anglophone. Le visuel de la double page dit tout : il représente le nez d’un Boeing qui s’allonge ŕ l’infini. En clair, il y a des menteurs ŕ Seattle et ŕ Chicago et, ŕ Toulouse, on estime soudainement que cela commence ŕ faire beaucoup.
Pourquoi ? Tout simplement, si l’on ose dire, parce que Boeing prétend que les coűts directs d’exploitation du 737 MAX seraient inférieurs de 8% ŕ ceux de l’A320 NEO. Alors qu’Airbus estime, tout au contraire, que son avion est plus économique que son rival, de 3,3%. Cette bataille de chiffres (au demeurant invérifiables) est encore plus violente dčs qu’il est question de comparer A380 et 747-8. Ce dernier, affirme-t-on outre-Atlantique, serait plus économique de 26% que le gros porteur européen.
John Leahy, directeur commercial d’Airbus, ne manque jamais de contrer de telles affirmations, souvent avec humour. Mais, cette fois, s’en est trop ! Et on imagine volontiers que c’est lui qui a tenu le porte-plume : Ťil semble que la concurrence ait commencé ŕ exagérer les qualités de ses 737 et 747 de ‘nouvelle technologie’ qui, tous deux, sont dérivés de concepts des années soixanteť. Le texte vengeur précise que Ťl’A320 NEO se vend le mieux de toute l’histoire de l’aviation civile, avec plus de 1.500 commandes en moins de deux ansť. Et d’ajouter, avec une pointe de perfidie, Ťqu’il n’est pas étonnant que notre concurrent soit tenté d’exagérerť.
Ce n’est pas la premičre fois que les frčres ennemis croisent ainsi le fer. Ce fut le cas, par exemple, lors que l’affrontement d’Airbus et Boeing sur le marché militaire américain, celui du remplacement des ravitailleurs KC-135R. Mais chacun s’était contenté d’affirmer qu’il était meilleur que l’autre en évitant tout qualificatif désagréable et certainement pas en faisant appel aux mânes de la marionnette de Pinocchio.
Quoi qu’on dise de part et d’autre, les comparaisons chiffrées n’en sont pas. Les méthodes de calcul ne sont pas nécessairement les męmes mais seuls les résultats en sont publiés, pas la maničre de procéder. Et, de toute maničre, personne n’est dupe, et certainement pas les compagnies aériennes clientes. Ces derničres savent pertinemment bien que l’état de l’art est le męme de part et d’autre de l’Atlantique tandis que les caractéristiques économiques des A320 et 737 dépendent largement de moteurs auxquels les concurrents font tous deux appel.
Sachant cela, ce sont les concessions en matičre de prix qui peuvent faire la différence. Un sujet tabou, protégé par le secret le plus absolu, encore qu’il soit exclu de brader les avions, quoi qu’en dise de temps ŕ autre la rumeur publique. Airbus (ŕ travers EADS) et Boeing doivent impérativement satisfaire leurs actionnaires et, de ce fait, connaissent parfaitement bien les limites ŕ ne pas franchir. De plus, en pratique, leurs marges de manœuvre sont plus étroites qu’on ne le dit dans la mesure oů ils oeuvrent dans le cadre d’un duopole.
Reste le fait que Pinocchio, en s’invitant dans le débat, nous apporte une touche de fantaisie rare mais incontestablement bienvenue. Encore que les deux protagonistes ne soient pas pręts ŕ esquisser le moindre sourire.
Pierre Sparaco - AeroMorning