A travers la protection de nos grands prédateurs, beaucoup d’interrogations transparaissent. Quelle place souhaite-t-on accorder à une nature sauvage ? Quel avenir envisage-t-on pour l’élevage et les activités de montagne ? Ce sont véritablement ces pistes de réflexion – trop longtemps occultées par les débats superficiels et passionnés – qui nous permettront de parvenir à une cohabitation plus enrichissante que contraignante.
Par leur place dans les écosystèmes et dans les cultures humaines, les grands prédateurs n'ont jamais laissé indifférent et véhiculent des images ambivalentes. La fascination et la rancœur suscitées ont des origines à la fois historiques et tout à fait pratiques: l'acte de prédation sur le cheptel domestique ou le gibier est la vive incarnation de nos rivalités pour les ressources et pour l'espace. Mais d'autres facteurs sociaux, culturels et politiques rendent les conflits particulièrement aigus. Il semble en effet qu'il existe une « recette» favorisant la force de ces tensions. Citons les principaux ingrédients....
- Prenez un monde de l'élevage, notamment ovin, en grande difficulté économique, qui a subi de plein fouet et depuis des décennies, des bouleversements dans ses pratiques, une diminution de la main d'œuvre, une augmentation de la concurrence et une réforme de la Politique agricole commune particulièrement douloureuse.
-Ajoutez à cela un malaise lié à la marginalisation de certains territoires, aux activités et aux services publics déclinants, des changements sociologiques dans les populations urbaines, mais également rurales comme la récente volonté de prendre en compte les problèmes environnementaux mal vécue par le monde agricole.
- Faites converger ces difficultés avec l'opportunisme des chasseurs qui, bien que souvent opposés aux agriculteurs, font alliance avec eux dans le but d'éviter toute « ingérence écologiste », aussi légitime soit-elle, dans une nature qui s'est souvent appropriée le lobby cynégétique.
- Renforcez l'opposition aux prédateurs par une pression des éleveurs et des chasseurs sur le système politique local. Ce dernier, tout comme les principales instances agricoles, ne s'étant pas mobilisé outre mesure contre les difficultés socio-économiques du secteur affaibli de l'élevage de montagne, voit dans l'opposition médiatisée de la protection de ces espèces, un bon moyen de se faire passer pour des défenseurs de la ruralité. Adoptant souvent des positions simplificatrices d'antagonisme urbain / rural ou capitale / province, ces élus tendent à amplifier les problèmes réels posés par l'ours, le loup et le lynx, sans pour autant mettre en place concrètement les solutions pouvant améliorer la situation sur le terrain.
- Créez des associations radicalement hostiles à ces animaux, sous-entendant qu'ils sont les causes premières et majeures des difficultés de ces territoires ruraux. Le tout en veillant cependant à ne pas faire figurer le nom de l'espèce maudite dans l'appellation de l'association, mais en les remplaçant par des notions floues comme « patrimoine » ou « développement durable » (1).
- Faites mijoter dans une bonne théorie du complot et arrosez avec une intervention des pouvoirs publics variable, empreinte d'une schizophrénie la poussant d'un côté à affirmer la protection de grands prédateurs et, de l'autre, à négliger régulièrement l'action des associations environnementalistes, elles-mêmes souvent affaiblies, divisées et surestimées.
- Mettez le tout sous pression en retardant certaines actions ou en n'agissant pas rapidement.
Dans notre pays à tradition républicaine et centralisatrice, protecteurs et détracteurs ont eu tendance à se tourner vers les pouvoirs publics pour obtenir gain de cause dans un conflit de nature géopolitique, car impliquant des rivalités de pouvoir sur et à propos des territoires.
Pour l'ours dans les Pyrénées, l'État a oscillé entre abandon et volontarisme plus ou moins efficace. La souche d'ours autochtones a été abandonnée en Béarn avec la création de l'Institution patrimoniale du Haut-Béarn en 1994. L'IPHB a recyclé des opposants historiques qui ont fait croire, à tort, qu'elle sauverait l'espèce en contrepartie d'un accroissement du pouvoir politique local et d'importants subsides publics. Cette zone s'est durablement fermée à toute réintroduction salvatrice de l'espèce.
Les pouvoirs publics ont également abdiqué face aux chasseurs sur les seules mesures réellement efficaces, à savoir la protection d'un minimum de territoire. Il y a là une des causes majeures du déclin de la population ursine et des incidents réguliers. En effet, même si on lâche des ours dans des milieux de plus en plus pénétrés et morcelés, il ne faut pas s'étonner que les rencontres ours / chasseurs (et non photographes, forestiers ou naturalistes) tournent mal.
Néanmoins, les réintroductions de 1996 et 2006 en Pyrénées centrales ont, malgré les difficultés soulevées, permis de conforter une demande locale de conservation de l'espèce et de prolonger - pour combien de temps ? - l'existence de l'espèce dans les Pyrénées.
Par-delà la simple préservation d'un animal, la protection de l'ours favorise la protection de tout un patrimoine à la fois naturel et culturel. L'histoire et les sociétés des Pyrénées ne seraient pas ce qu'elles sont sans la présence du plantigrade identitaire et emblématique.
Pour le loup, les pouvoirs publics donnent l'impression de moins naviguer en eaux troubles, surtout depuis les réintroductions d'ours de 2006 qui ont rendu l'opposition à celui-ci apparemment plus forte et plus rigide que celle du loup. Dans les Alpes, s'ils campent sur des positions réticentes, plusieurs organisations agricoles acceptent au moins de s'asseoir autour d'une table pour faire progresser le dossier, lorsque dans les Pyrénées, l'État s'est laissé dépasser par une minorité d'opposants très bruyants, mais peu représentatifs de l'opinion locale.
Le loup n'est cependant pas sorti d'affaire, notamment en raison du flou accompagnant la mise en œuvre pratique des tirs d'élimination et la pérennité du financement des aides agro-pastorales dans le plan de gestion Loup 2008-2012.
Face à cette surmédiatisation des deux prédateurs, le lynx fait figure d'oublié. Sa discrétion est à la fois sa force et sa faiblesse. Il ne déchaîne plus de passions incendiaires, mais de fait, les pouvoirs publics agissant davantage en pompier qu'en médecin, lui accordent une attention irrégulière. Les éleveurs ovins sont négligeables dans les zones concernées, pourtant, comme le pense Patrick Raydelet, il suffirait de peu de moyens et de dispositifs élémentaires pour régler durablement la question. En dehors de ces considérations politiques, le lynx et surtout le loup sont en pleine expansion démographique, même s'ils peuvent être inquiétés ponctuellement par du braconnage.
Le loup a vocation à sortir des zones de montagne et d'élevage qui posent tant problème. Les forêts françaises s'ouvrent à sa colonisation. Quant à l'ours, sa position est si fragile que les tergiversations des pouvoirs publics, trop influencés par le lobby anti-ours, risquent fort de lui être fatal. La souche pyrénéenne est déjà condamnée, mais elle peut être ranimée par les ours issus de la réintroduction, si un minimum d'espace est protégé des atteintes au milieu et des dérives de la chasse.
Même si les grands prédateurs représentent une contrainte pour l'élevage, ils sont surtout les révélateurs des difficultés du pastoralisme. Pourtant, ils ne sont que l'arbre qui cache la forêt des problèmes de la filière ovine, parent pauvre de l'agriculture française. Elle s'est heurtée la première aux tentatives de libéralisation de la PAC, débouchant sur l'encouragement des plus grandes exploitations spécialisées et précipitant les difficultés des plus petites. Par ailleurs, on comprend le malaise d'une profession dont les revenus proviennent pour 80 % de subventions, alors que ces sommes sont dérisoires comparées à ce que touchent les éleveurs bovins et les céréaliculteurs.
Par ailleurs, actuellement, le premier problème de l'élevage, loin de venir des prédateurs, est une très grave crise sanitaire: la fièvre catarrhale ovine (FCO) s'étend sur tout le territoire depuis fin 2006. Les pertes liées aux trois carnassiers sauvages sont de 3.500 à 3.800 bêtes par an, quand plusieurs dizaines de milliers d'ovins et de bovins sont victimes de la FCO.
De même, le budget d'accompagnement des prédateurs est de l'ordre de 6,5 millions d'euros, alors que le coût de la campagne de vaccination contre la FCO s'élève en 2008 à 180 millions d'euros, 94 millions pris en charge par l'Union européenne et l'État, mais surtout 86 millions à la charge des éleveurs. Et ce, sans compter les pertes en animaux morts, en baisse de fécondité et bêtes invendables à l'étranger estimées à 100 millions d'euros. Pour une filière affaiblie, voici une véritable catastrophe dont les solutions financières ne sont pas encore pérennisées.
La mobilisation des éleveurs face aux prédateurs a néanmoins permis d'accorder plus d'attention au secteur et même de lui octroyer des aides supplémentaires qu'il n'aurait pas eues sans cela. C'est particulièrement flagrant dans les Pyrénées avec l'ours où de nombreux postes de bergers ont été consolidés ou financés. Mais pour des raisons idéologiques, les opposants à l'ours ont obtenu de faire disparaître les mentions de l'animal dans le Plan d'accompagnement de l'économie de montagne de 45 millions d'euros. C'est déplorable, car il est nécessaire de faire une valorisation explicite de l'image de l'ours. Sans faire du chantage ou heurter les susceptibilités, l'État ne devrait pas avoir honte d'affirmer que la protection des prédateurs a aussi le mérite d'entraîner des aides à l'élevage, absentes sans cela.
En 2008,70 % du budget lié à la protection des grands prédateurs concernait l'aide au pastoralisme. Certes, un préjudice est compensé, mais les bénéfices d'une cabane, d'un chien de protection ou d'une présence humaine renforcée dépassent la simple contrainte des prédateurs. Un berger conduira un troupeau mieux suivi sur le plan sanitaire et un chien de protection éloignera les prédateurs autres que le loup, l'ours et le lynx.
Le procès attenté aux politiques de protection des grands prédateurs, accusées de vouloir vider les campagnes de leurs hommes, doit être revu. D'une part, ce processus de déprise agricole a des origines plus profondes - que nous avons abordées -, d'autre part, c'est justement en raison de la diminution du nombre de paysans que les problèmes sont si visibles. Les solutions visant à promouvoir la coexistence consistent à renforcer la présence humaine auprès des troupeaux. Laisser du bétail sans surveillance en estive ne conduira jamais à la sérénité de la vie sociale dans nos montagnes. En revanche, encourager une activité viable et peuplante offrira un meilleur accueil aux touristes et fera accepter une nature riche de ses prédateurs.
La sauvegarde des grands prédateurs en France est un choix de société allant à l'encontre de persécutions séculaires. Certes, ces espèces ont la particularité d'être contraignantes pour certaines activités ou utilisation de l'espace (élevage, chasse, foresterie). Cependant, elles revêtent également des dimensions valorisantes pour d'autres (tourisme, prospection naturaliste, affectivité environnementale).
Si les grands prédateurs ont un rôle et une place déterminée dans les écosystèmes, ils ne sont en rien indispensables aux humains. Les milieux dont ces animaux ont disparu ne se sont pas effondrés. Néanmoins, leur présence nous interroge sur notre capacité à tolérer des espèces qui ont le droit d'exister pour elles-mêmes et sur la place à accorder à une nature dérangeante. C'est notre insertion dans l'environnement qui est alors questionnée et donc, comme le dit le géographe Augustin Berque, notre manière d'être humain sur la Terre. Protéger l'ours, le loup ou le lynx conduit à remettre en cause l'empreinte hégémonique de certaines activités, non pas dans le but de les détruire, mais plutôt de les repenser dans leur cohabitation avec la faune, la flore, mais également d'autres activités humaines.
Dans ces enjeux de multi-usages des territoires, il ne s'agit pas cependant de remplacer la domination spatiale humaine par un retour total de la nature. Chaque entité - humaine et non humaine - doit être amenée à limiter l'autre sans nuire à la survie mutuelle. Ainsi, si des mesures de protection ou des zones refuges sont mises en œuvre d'un côté, de l'autre, des tirs d'effarouchement ou d'élimination ponctuels peuvent servir à inciter les grands carnivores à ne pas franchir les limites de la bonne cohabitation.
L'ours, le loup et le lynx interrogent plus généralement notre rapport au sauvage et la place accordée à la nature dans notre société. Les conflits suscités sont aussi révélateurs des réticences du monde de l'agriculture et de la chasse à prendre en compte la protection de l'environnement et le partage du territoire. Les prédateurs accompagnent non seulement des changements paysagers auxquels ils sont associés, mais révèlent aussi l'empreinte humaine évolutive et relative. Il est aisé de faire passer la conservation de la nature pour une idéologie qui en fait plus pour les petites bêtes et les petits oiseaux que pour les hommes. Pourtant, la défense des « hommes » en bloc contre la nature et ses protecteurs s'assimile souvent à la défense des intérêts de certains hommes par des groupes de pression ne se souciant guère de la collectivité.
La protection de l'environnement telle qu'elle est conçue actuellement n'est pas une nature sous cloche. Elle se concilie de fait avec des usages sociaux, mais pas n'importe lesquels. Certes, la protection des prédateurs fait peser une contrainte sur l'élevage de montagne. Elle doit être évaluée à l'aune des autres difficultés existantes pour cette activité. Tout comme les politiques de protection de la nature, la prise en compte de ces activités fait partie de choix de société qui, au lieu de s'opposer, ont tout intérêt à s'unir.
Les problèmes environnementaux révèlent des problèmes sociaux et politiques de l'usage des territoires. Le programme européen Life Coex visant à promouvoir la cohabitation des sociétés et des prédateurs en Europe a mené une réflexion dans ce sens. Comme l'exprime Luigi Boitani, président de l'Institut d'écologie appliquée de l'université de Rome: « L'esprit de fond du projet n'est pas de maintenir les hommes et les grands carnivores séparés dans des mondes qui s' excluent mais vise au contraire la recherche de formes de coexistence, de tolérance et d'acceptation. C'est la recherche d'une façon responsable d'être tous sur notre Terre. »
(1) Association pour le développement durable de l'identité pyrénéenne» (ADDIP) ou encore « Association pour la sauvegarde du patrimoine pyrénéen» (ASPP) contre l'ours; « Association départementale pour la protection des espèces domestiques et sauvages» contre le lynx.
Farid Benhammou, 2009
Postface du livre "Ours, lynx, loup: une protection conre nature ?", en vente à la boutique du Pays de l'Ours.