Berger en vallée d'Aspe, un témoignage
De 1913 à 1969, Etienne Lamazou fut berger en vallée d'Aspe. Dans L'ours et les brebis, il témoigne d'une vie fidèle aux plus antiques traditions.
Par Michel Feltin-Palas
Méfiez-vous des apparences. « L’ours et les brebis » n'est pas le récit ordinaire d'un modeste berger. C'est un prodigieux voyage dans le temps. La vie d'un Français mort à la toute fin du XXe siècle - hier, donc - et qui semble avoir vécu comme au Moyen-Âge - et peut-être avant. Il l'écrit lui-même, d'ailleurs. "Que mon témoignage en fasse foi : nous ne sommes pas loin de la préhistoire."
Etienne Lamazou est né en 1900 à Aydius, un petit village des Pyrénées. Mais pas n'importe où dans les Pyrénées: dans l'une de ces vallées béarnaises où se succèdent, depuis cinq ou six millénaires, une très étrange tribu, celle des bergers transhumants. 57 années durant, de 1913 à 1969, lui-même a vécu environ quatre mois en haute montagne, l'été, quand la fonte des neiges libère les meilleurs pâturages. Et six mois en plaine, l'hiver, très loin, jusqu'en Gironde, pour fournir au bétail la nourriture que sa très étroite vallée d'Aspe ne peut offrir. Des pasteurs à la fois nomades et indissolublement ancrés dans leur terre, leur village, leur maison.
A travers le récit d'Etienne Lamazou, c'est une civilisation séculaire qui surgit. Celle d'une France rurale qui a longtemps semblé éternelle et que d'aucuns, à tort, croient déjà disparue. Les scènes qu'il décrit - le labeur infini des paysans, la pauvreté, les fêtes villageoises, l'église, le marché - semblent immuables: il les a vécues comme, avant lui, les avaient vécues ses aïeux. Avec ce supplément d'âme particulier offert par un lieu sublime, cette vallée d'Aspe que se partagent les bergers et les derniers ours des Pyrénées.
L'émotion provient du contraste entre la simplicité de l'écriture et ce qu'elle révèle de force chez son auteur, un homme dont la langue maternelle n'est pas le français, mais le béarnais, et dont le certificat d'études est le seul bagage - mais quel bagage, quand on a mené la vie qui fut la sienne. Enfant, avant d'entrer à l'école à 8 heures, il était déjà allé aider son grand-père à traire les brebis - à une heure de marche du village. A treize ans, il dut arrêter sa scolarité parce que ses bras étaient indispensables à la famille, et il partit pour la première fois passer l'été en haute montagne, avec ce qu'elle recèle de merveilleux et de rudesse. La nature, les ciels étoilés et les paysages superbes, tels qu'on l'idéalise depuis la ville, mais aussi la brume, la pluie, la boue, la traite du troupeau matin et soir, la confection des fromages, la cabane dénuée de tout confort. Et parfois, la nuit, l'arrivée de l'ours venu prélever sa dîme parmi les troupeaux et qu'il faut repousser, dans un mélange d'effroi, de colère et de fascination.
Les révolutions les plus fondamentales sont parfois les plus ignorées. Sans vraiment le mesurer, la France connaît aujourd'hui une rupture historique, en s'éloignant de cette civilisation paysanne qui avait continûment forgé son âme. Pour qui sait les repérer, il en subsiste des traces. Lamazou en détaille la grandeur sans en taire les failles, avec lucidité et modestie. La grandeur des humbles.
Source : L'express
Extrait
“Nos gouvernants ont fini par comprendre qu’il était préférable de donner des incitations au maintien d’une activité indispensable à la bonne santé de la montagne plutôt que des primes d’assistance ou de jardinage. Car l’élevage entretient la montagne. Au début du siècle, la montagne était propre : il y avait suffisamment de bêtes, chèvres et moutons, pour la nettoyer. Aujourd’hui, il n’y a plus de bétail, donc plus de pâturage, les bruyères, les rhododendrons, les ronces, toutes les mauvaises herbes envahissent des pentes jadis couvertes d’herbe et de fleurs de prairie. C’est pourquoi je souhaite ardemment que le soutien accordé par l’état aux éleveurs de montagne se perpétue. Il faut que la montagne continue à vivre, et à faire vivre dans des conditions décentes ceux qui l’aiment, bergers, chevriers, agriculteurs, ou même retraités, pour ceux qui apprécient son calme et sa sérénité. Sans compter le tourisme : les estivants ne se plairont pas longtemps dans une montagne désertifiée et laissée à l’abandon.”