"Pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes,
l'univers est égal à son vaste appétit.
Ah que le monde est grand à la clarté des lampes!
Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
le coeur gros de rancune et de désirs amers,
et nous allons, suivant le rythme de la lame,
berçant notre infini sur le fini des mers.../..."
".../...Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires
nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
ces bijous merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu?
.../..."
Charles Baudelaire-"Le voyage"( extraits)
"Tu penses à quoi?
A la langueur du soir dans les trains du tiers monde,
A la maladie louche, aux parfums de secours,
A cette femme informe et qui pourtant s´inonde,
Aux chagrins de la mer planqués au fond des cours?
Tu penses à quoi?
A l´avion malheureux qui cherche un champ de blé,
A ce monde accroupi les yeux dans les étoiles,
A ce mètre inventé pour mesurer les plaies,
A ta joie démarrée quand je mets à la voile?
Tu penses à quoi?
A cette rouge gorge accrochée à ton flanc,
Aux pierres de la mer lisses comme des cygnes,
Au coquillage heureux et sa perle dedans
Qui n´attend que tes yeux pour leur faire des signes?
Tu penses à quoi?
Aux seins exténués de la chienne maman,
Aux hommes muselés qui tirent sur la laisse,
Aux biches dans les bois, au lièvre dans le vent,
A l´aigle bienheureux, à l´azur qu´il caresse?
Tu penses à quoi?
A l´imagination qui part demain matin,
A la fille égrenant son rosaire à pilules,
A ses mains mappemonde où tremble son destin,
A l´horizon barré où ses rêves s´annulent?
Tu penses à quoi?
A ta voix sur le fil quand je cherche ta voix,
A toi qui t´enfuyais quand j´allais te connaître,
A tout ce que tu sais de moi et à ce que tu crois,
A ce que je connais de toi sans te connaître?
Tu penses à quoi?
A ce temps relatif qui blanchit mes cheveux,
A ces larmes perdues qui s´inventent des rides,
A ces arbres datés où traînent des aveux,
A ton ventre rempli et à l´horreur du vide?
Tu penses à quoi?
A la brume baissant son compteur sur ta vie,
A la mort qui sommeille au bord de l´autoroute,
A tes chagrins d´enfant dans les yeux des petits,
A ton coeur mesuré qui bat, coûte que coûte?
Tu penses à quoi?
A ta tête de mort qui pousse sous ta peau,
A tes dents déjà mortes et qui rient dans ta tombe,
A cette absurdité de vivre pour la peau,
A la peur qui te tient debout lorsque tout tombe?
Tu penses à quoi?
Dis
Tu penses à quoi?
A moi?
Des fois?...
Je t´aime."
-Léo Ferré-
photos: Patrick Lecouffe et Patch Barret