Un des grands débats stratégiques émergents concerne l'opposition entre fluidité et rugosité. Cela paraît théorique au premier abord, mais avec des conséquences stratégiques importantes, que j'ai par exemple essayé de décrire dans un chapitre complet de mon "Introduction à la cyberstratégie" (autour des Global Commons, de la théorie du lisse et du strié de Deleuze et des sphères stratégiques). Mais ce débat a aussi des conséquences géopolitiques, comme nous l'illustre ce texte de Jean Dufourcq, mise par écrit d'une conférence dans un séminaire de l'EHESS (séminaire animé par L. Henninger, qui met en œuvre une de ses grandes intuitions sur le fluide et le rugueux, qui a fait l'objet d'un excellent article dans la RDN). Je vous en reparlerai, car j'aurai l'occasion d'y intervenir également. Pour l'instant, place au jus de cerveau. (billet publié sur AGS et dans le prochain numéro de la RDN)
La lutte pour la liberté d’action
C’est la fonction principale du stratégiste de chercher à préserver la liberté d’action de son pays pour permettre à ses autorités légitimes de veiller sur son destin. Dans ces temps incertains qui sont aussi des temps de réflexion stratégique intense tant la conscience de la fin d’un cycle historique est forte, il est souhaitable de porter le regard au loin. C’est un de mes thèmes favoris de recherche et je vais un bref résumé du point où j’en suis.
Au loin, nous voyons une planète qui aura près de 9 milliards d’habitants à mi-siècle, un monde de plus en plus « plein », de plus en plus dense, avec des points de friction bien identifiés mais aussi des espaces à la fluidité accrue. Dans ce monde post-occidental qui vient, chacun tentera d’apporter ses réponses propres à la multiplication, la diversification et la compétition prévisibles des acteurs, à la dispersion régionale des enjeux, à la rareté des ressources accessibles. Chacun cherchera à s’approprier une part significative des biens communs identifiés qui constituent encore des réservoirs de développement.
Saura-t-on réguler toutes les disparités, toutes les fissures, toutes les discontinuités stratégiques potentielles que porte de façon de plus en plus visible ce monde rénové qu’on entrevoit? C'est bien la grande question qui doit nous occuper si l’on veut éviter que les nécessités ou les compétitions vitales ne débouchent sur des confrontations brutales.
Une bifurcation stratégique à venir
Comme je l’ai souvent soutenu, il me semble que d’ici 2050, devrait se dessiner embranchement stratégique important entre deux voies bien distinctes entre lesquelles il faudra tant bien que mal choisir, soit une unicité de la planète préservée autant que possible dans une diversité assumée, soit une fragmentation compétitive subie conduisant à une diversité conflictuelle acceptée. Beaucoup dépend pour notre avenir de la façon dont nous allons aborder collectivement et régionalement cette perspective incertaine.
Pour faire formule, va-t-on vers une « fusion fluide» ou vers une « fragmentation rugueuse» de la planète post-2050? Voilà la question qu’avec d’autres je me pose. C'est une question essentielle pour la France. Va-t-on se réfugier dans un occidentalisme défensif pour garder autant que faire se peut avec quelques autres nantis et dotés la main sur la gouvernance mondiale, au prix d’une friction entretenue avec tous les récalcitrants à l’ordre antérieur ? Va-t-on leur concéder des parts de marché stratégique ou encore avec quelques-uns organiser la détente pour tirer parti de complémentarités émergentes ?
Rien n’est encore dit. L’histoire, on l’affirme souvent, n’est pas écrite à l’avance.
Mais chacun voit que les défis à relever au cours de ce siècle sont considérables, la révolution démographique, l’exigence économique et la financiarisation de l’économie mondialisée comme cela est souvent exposé, une association inédite d’enjeux qui est aussi un puissant moteur de changement. Nous devons les relever alors que nous avons la conscience aigue que nous avons commencé à épuiser les ressources des « 30%, verts », ces terres émergées de la planète, là où l’homme vit et là où s’est écrite l’histoire des peuples. Dès lors, on devine qu’il va nous falloir tirer demain beaucoup plus de ressources des « 70%, bleus », encore largement intacts et propriété commune, des provisions vitales qu’offre la planète.
Or il y a de grandes différences structurelles entre la profondeur stratégique des 70% fluides de la planète bleue et la densité rugueuse des 30% terrestres de la planète verte auxquels l’homme est accoutumé. Va-t-on aborder les premiers avec les méthodes des seconds ? Va-t-on territorialiser le bleu, fluide par nature, avec les outils nationaux et multinationaux du droit, de l’économie et de la sociologie du vert, et le rendre ainsi plus rugueux? Va-t-on au contraire le gérer avec le souci du bien commun général et de la nécessaire coopération que crée l’interdépendance assumée?
On fera sans doute un peu des deux au gré des circonstances, aurait dit De Gaulle.
On voit bien qu’une nouvelle axiomatique émerge de la mondialisation, de ses risques, de ses enjeux et des possibilités qu’elle offre. Elle s’ordonne progressivement selon deux axes distincts voire déconnectés pour réguler les compétitions dans ces espaces variés que sont « le fluide et le solide », « le fluide et le strié » dit Deleuze, voire « le fluide et le rugueux ». Dans ces deux espaces, les tensions se manifestent et se développent diversement. Les vulnérabilités à protéger, les défis à relever, les atouts à promouvoir diffèrent sensiblement. Mais si les antagonismes, coopérations, moyens et tempos d’action privilégiés sont distincts, les stratégies de sécurité qui doivent y faire face doivent avoir une égale efficacité.
Le fluide maritime et le rugueux terrestre
Le fluide est bien sûr illustré d’abord par l’évidente « maritimisation du monde », devenue la clé des échanges commerciaux de la mondialisation, le thème en vogue. Mais on le retrouve aussi dans d’autres « transversalités unifiantes », la « cyberstructuration du monde », un des moteurs de son développement, la « marchandisation du monde », qu’imposent les marchés financiers, on l’a vu, mais aussi la « conscientisation du monde », fruit d’une médiatisation globalisée et annexée par les deux autres …
Dans chacun de ces domaines fluides et non administrés, il y a des enjeux de sécurité importants, des vulnérabilités fortes et des prédateurs résolus à profiter de toutes les failles pour dominer, s’approprier, asservir et à défaut détruire. Et dans chacun de ces champs, ce qui compte au fond pour tous, c’est le maintien d’un libre exercice, d’un libre accès, qui permet une compétition plus ou moins coopérative et régulée par la performance. Les rapports de force qui sont associés à ces enjeux n’ont pas en général une dimension militaire centrale mais s’inspirent des stratégies, les tactiques et les techniques d’essence militaire et peuvent s’y déployer et tout comme des intérêts nationaux essentiels peuvent aussi s’y nicher.
L’Union européenne est le canal naturel par lequel la France doit s’engager dans une stratégie de sécurisation de ces champs fluides. Mais les vulnérabilités européennes sont ici massives et bien peu traitées, pour cause d’idéologie marchande et d’impéritie stratégique.
Le rugueux, trop souvent réduit au territoire solide et au contrôle territorial physique, recouvre par extension tout ce qui sert de fondement aux identités ; le sol et le sang ; les territoires et les peuples ; l’éthique la religion, la propriété et la prospérité … Là sont des enjeux vitaux, que l’histoire, la géographie et la culture ont cristallisés dans des formules souvent nationales, parfois régionales et dans des zones assez homogènes dont la préservation opiniâtre peut conduire aux extrêmes de la violence guerrière. Dans ce champ anciennement structuré par la guerre interétatique et ses différents avatars, l’art de la guerre a établi ses règles classiques qui sont celles du contrôle du terrain et de la supériorité tactique et logistique. C’est le monde de la force militaire terrestre comme ultima ratio. Aujourd’hui dépassée en Europe, la défense militaire de l’espace rugueux n’est plus requise et ne fait donc plus recette ; la est la clé du désarmement budgétaire et du refus de puissance constaté en Europe. C’est un phénomène qu’a masqué depuis une décennie l’activité militaire expéditionnaire conduite par l’Otan mais qui pourrait toucher à sa fin au retour d’Afghanistan.
Une nouvelle dialectique de sécurité et de développement
Partant de cette approche duale du champ de la conflictualité au XXIe siècle, dans le fluide et le rugueux, on constate que les puissances maritimes, à l’abri de leur insularité, anglo-américaines en particulier mais aussi japonaise, ont acquis une grande capacité d’action et une réelle liberté de manœuvre dans le monde fluide. On remarque aussi que les puissances continentales, Allemagne, Russie et Chine, expertes dans la sécurité du monde rugueux se tournent à leur tour vers les espaces transversaux, et enfin que les puissances émergentes, Brésil, Inde, Turquie l’envisagent désormais clairement.
Mais aussi qu’en France on paraît l’ignorer, la sous-estimer, voire la réduire à une banale perspective industrielle, sur fond de compétition interministérielle voire interarmées. Cette double polarisation d’une réflexion stratégique rénovée ne pourrait-elle pas éclairer utilement les nouveaux équilibres politiques, budgétaires, industriels et capacitaires sur lesquels planche l’actuelle législature ? Et aussi concerner l’avenir de l’Europe ? Ne pourrait-elle pas servir à relancer notre engagement pour une Europe militaire capable de rassembler les stratégies à usage fluide et celles à usage rugueux et permettant de réconcilier nos relations avec Londres et Berlin en participant à la distillation d’un nouveau modèle global de puissance européenne?
Pour conclure provisoirement cette réflexion, j’observe que le mirage de l'unicité de la planète sur laquelle nous avons fondé une grande partie de nos perspectives de gouvernance mondiale n’est qu’une nouvelle forme d’idéologie ou d’utopie rémanente qui masque la richesse féconde de sa diversité. Que c’est dans cette diversité que se trouvent les ressorts de la croissance et du progrès, c’est elle qui porte les espoirs d’une planète dont 70% sont encore à notre disposition, si l’on sait en partager les ressources et en sécuriser les accès.
Nous ne savons pas comment les choses vont se dérouler. Mais nous devons être prêts à comprendre qu'il y a dans le monde d'autres potentialités, d'autres réservoirs de richesse, de puissance, d’autres complémentarités, d’autres alliances que celles de l’Occident. Nous devons essayer de laisser les forces qui les animent se développer et s'installer partout et éviter de transporter dans le monde bleu les mauvaises manières du monde vert.
La France est bien placée avec ses flux maritimes et ses outremers pour développer une véritable ambition du large et y établir les relais d’une nouvelle croissance et les bases d’une réelle sécurité économique durable.
CA2 Jean Dufourcq
- Rédacteur en chef de la RDN.
Vous trouverez prochainement cette chronique sous le numéro 300 de la RDN en ligne www.defnat.com