Haïr le latin en khâgne est presque devenu un principe, quasiment toujours corrélé à être nul en latin. Sauf exceptions qui admettent une haine seulement ponctuelle, l'espèce khâgnale se doit de détester le latin de manière chronique et généralisée. Je vous en avais déjà parlé ici, mais personne n'a compris ma détresse. Pourquoi porterions-nous intérêt à cette matière obsolète qui ne sert à rien, nous procure un stress et une souffrance innommables, et reste le premier artisan du développement perfide de notre scoliose ? Pour la culture me direz-vous ? Mais ne peut-on pas se cultiver autrement que par un bourrage de crâne grossier et excessif ? Je proteste avec tonitruance.
Il y a tout d'abord cette manie de diviser les élèves en quatre groupes pour bien entériner la distinction capricieuse de niveau qui les suit pendant toute leur prépa. Pour ceux qui l'ignoreraient, l'administration des lycées choisit de diviser la classe de latin en trois groupes en hypokhâgne : les débutants, qui n'ont jamais fait de latin, les reprenants, qui en ont vaguement fait un an ou deux puis ont raisonnablement arrêté les frais, et les confirmés, qui, comme moi pour grapiller des points au bac sans trop se fatiguer, ont commencé le latin en cinquième et ont continué jusqu'en terminale. Cette partition n'est pas une mauvaise idée en soi, car je conçois très bien que des personnes n'ayant jamais fait de latin nécessitent une petite remise à niveau. Mais les proportions qu'elle prend commencent à me faire penser qu'elle devient l'outil despotique d'une discrimination méthodique. Oui, parfaitement, je me sens discriminée. Cette partition obéit à tout, sauf à un ordre juste et équitable, notion qui nous est garantie et rabâchée à longueur de temps par notre corps enseignant. Les élèves un peu trop effrayés devant l'ampleur du boulot à venir qui menace dans les niveaux supérieurs peuvent parfois redescendre dans les niveaux inférieurs sans même avoir essayé. Mais attention, pas tous les élèves. Seulement ceux qui se plaignent avec beaucoup d'éloquence de l'enseignement désastreux qu'ils ont reçu dans leur précédent lycée en prenant bien soin de rejeter la faute sur l'indolence innacceptable de leurs anciens profs. Et une fois les groupes établis, plus question de faire machine arrière. On est traité selon le niveau que notre groupe est censé nous conférer, ce qui est fondamentalement débile, puisque la notion de "niveau" dans une matière dépend moins du nombre d'années passées à l'étudier que d'un certain talent qui ne s'invente pas.
Cette partition est d'autant plus arbitraire qu'en plus de nous coller des étiquettes bidons sur le front, les profs poussent le vice à encourager l'injustice avérée de cette pratique. Puisqu'il existe une incommensurable différence de "niveau" entre confirmés et débutants (j'étais confirmée et de nombreux débutants avaient à la fin de l'année un "niveau" largement supérieur au mien), il faut naturellement leur faire subir des traitements différenciés. C'est pourquoi les confirmés doivent s'entraîner "comme au concours" et subissent le préjudice imposé par leur option, tandis que les autres sont dispensés parce qu'ils ont eu le bon goût de se défiler. Pas de DS le samedi dans les premiers temps, puis des mini-DS. Version de 30 lignes pour les confirmés et de 2 lignes avec annotations pour les débutants (une pseudo équité n'est rétablie qu'en khâgne où, au moins, tout le monde a le même sujet). L'inanité suprême de cette mesure atteint, me semble-t-il, des sommets avec la segmentation entre confirmés carrés et confirmés khûbes. Les khûbes sont tous des surhommes en latin, c'est bien connu, c'est pourquoi ils n'ont pas le droit à l'erreur. Ils ont fait deux khâgnes, donc il est logique que leur "niveau" soit deux fois supérieur à celui des autres. Parce qu'en un an, voyez-vous, nous acquérons la science infuse. Et oui. Et cela se traduit évidemment par de nombreuses réprimandes, voire humiliations, toujours dans un esprit plutôt sectaire, si jamais nous avons le malheur de ne pas correspondre à ce catalogage abusif. Mais je ne m'attarderai pas davantage là-dessus sans quoi je passerais pour une fanatique, d'autant que ma frustration découle probablement de la conjoncture qui a voulu que je me trouve toujours dans la mauvaise catégorie d'élèves.
Cependant, si c'était le seul désagrément du latin, cette matière serait fort sympathique. Sauf que le latin présente l'inconvénient non négligeable de prendre 5 à 10 fois plus de temps de travail personnel que toutes les autres matières réunies. En effet, nous avons tout d'abord des listes de vocabulaire à apprendre. Je suis bien d'accord que le seul moyen de connaître ces listes est de les apprendre, et que fournir ce travail est donc un passage obligé. Mais il se trouve que cette pratique de l'apprentissage par coeur de mots retenus à court terme dans la perspective d'un contrôle et par un bourrage de cerveau abrutissant, a des relents d'école primaire qui m'exaspèrent. Et puisqu'on semble vouloir à tous prix nous faire apprendre ce vocabulaire, on aurait tout aussi bien pu le faire en hypokhâgne où on était plus disponibles, comme en anglais, étant donné le caractère chronophage de cette pratique.
En outre, nous avons deux versions d'environ 30 lignes chacune à faire par semaine (en plus des Devoirs maison et Devoirs surveillés, évidemment). Sachant qu'il me faut en moyenne une heure pour traduire cinq lignes (et encore, en petit latin), le calcul est simple. Si je faisais consciencieusement toutes mes versions, cela me prendrait plus de 12 heures par semaine. En plus des quatre heures de cours, c'est énorme, d'autant que nous avons d'autres matière à travailler, plus importantes et plus intéressantes. Comme la plupart des élèves, je suis donc contrainte de pomper mes versions sur internet (je dis merci à Google Books), en produisant ainsi un travail crétinisant, bâclé et stérile. Alors que si je ne vivais pas les heures de latin dans le stress permanent d'être interrogée et donc réprimandée pour le déshonneur de mon statut de khûbe dont je me rends ignoblement coupable, je pourrais fournir un travail, certes plus court, mais plus productif, et qui supposerait de véritables progrès.
Autre gros problème de proportions de cette "matière du démon" (dixit Robin), c'est l'investissement, non seulement temporel et intellectuel, mais aussi financier qu'elle représente :
- Achat du Gaffiot : 45€.
- Achat des Lettres latines : 45€.
- Achat d'une grammaire : 20€.
- Achat du livre d'études. La première année, 19€ (Ovide, Les Métamorphoses) et la deuxième année, 13€ (Suétone, Vie des douze Césars).
- Achat éventuel du Gaffiot de poche : 10€.
- Total : 152€
Alors que j'ai dernièrement investi dans une dizaine de bouquins de philo pour à peine 30€.
WTF ?
Et tout cela pour avoir des notes de merde (tout le monde n'est pas concerné : certains dans ma classe ont vraiment un excellent niveau et font honneur à leur catégorie de khûbe. Ils ont mon admiration éternelle. Et un peu ma jalousie.) Mais ce qui reste problématique, c'est que globalement, le prof est "obligé" de trouver des subterfuges fourbes et assez dégradants, du type rajouter deux points à tout le monde, ou noter sur 30, pour éviter qu'il n'y ait que deux copies au-dessus de 5. Nous sommes mauvais, comme Jack, mais ce qui est triste, c'est qu'on fait tout pour nous forcer à le rester. Je suis sans doute parano, mais j'ai la nette impression d'un acharnement, et je trouve que c'est encore plus frappant en cette troisième année de prépa, où le flicage devient pesant. Je commence à vraiment comprendre Robin qui voulait se barrer de khâgne à cause de cette matière. Je suis obligée, comme beaucoup d'autres à mon avis, de louper régulièrement des cours de latin pour m'épargner le stress de l'interrogation aléatoire les jours où je n'ai pas eu le temps de terminer mes versions à temps.
Visiblement, l'administration n'a toujours pas compris à quel point imposer cette matière avec les normes qui étaient celles en vigueur il y a 50 ans est contre-productif dans une société qui se cogne magistralement des langues anciennes (on peut très bien se cultiver dans les traductions toutes faites qui sont là pour ça, bon sang). A moins d'assouplir les règles qui feraient du latin une discipline comme une autre, je milite activement pour le rendre facultatif. Ainsi, seuls des gens motivés et possédant déjà une certaine aptitude en la matière suivraient l'option. La classe de latin serait donc moins nombreuse, plus consciencieuse et progresserait plus vite. Le prof serait moins désespéré et pourrait faire du cas par cas au lieu d'essayer de faire rentrer ses élèves dans des cases pré-établies. Ce serait tout bénèf pour tout le monde, mais Ulm semble enfermée dans ses principes has been de la vieille école. Heureusement que Lyon a le bon sens d'imposer à ses candidats une matière étudiable et agréablement en rapport avec l'actualité, à savoir la géographie.