Jean-Paul Iommi-Amunategui
— Texte paru dans L’Impossible n°5, juillet 2012
Longtemps j’ai été critique littéraire. J’en suis sorti vidé, évidé. C’est un métier nécessaire sans doute, peut-être utile et même inévitable, mais dont la nature exige qu’il baigne dans un à-peu-près permanent. Ne sommes-nous pas contraints d’être sans cesse dans le commentaire et l’opinion ?
Ne s’agit-il pas de simplifier ce que l’auteur donne à voir et à entendre ? Me voici aujourd’hui face à un dilemme : je voudrais parler du livre d’un ami, Michel Deguy. Je me sais incapable d’un simple compte rendu, et la flatterie me répugne. Aussi ai-je choisi une voie contestable puisqu’elle découpe, recompose ou fragmente un recueil pensé en mosaïque par un poète dont le métier est aussi la philosophie. Voici ses propres mots lus ou recueillis.
Présentation
La mondialisation est une fin de monde, une perte de monde. Le géocide est en cours : il n’y en aura pas deux. L’écologie, une logie (pensée, parole, dires) de l’oikos (maison, habitation, terre des hommes), n’est pas facultative. Elle ne concerne pas l’environnement mais le monde. La différence des deux est à repenser de fond en comble. L’affaire est trop sérieuse pour être confiée aux écologistes et à la technoscience. Elle doit être confiée aux artistes et aux philosophes, et singulièrement aux poétiques des œuvres. Le clown de Kierkegaard vient avertir le public que le théâtre brûle. Tous éclatent de rire devant ce bon numéro : l’incendie emporte tout.
Catastrophe
La mondialisation émonde, immonde le monde. Le « catastrophisme » serait ici aussi superficiel que « l’optimisme ou le pessimisme », ces humeurs faibles attribuées aux versions vulgarisées des philosophes pour les rabaisser. Il est question, oui, de « catastrophe », mais sans isme, au sens à la fois mathématique de rupture et transformation, et politique entendu comme aggravation de l’inhabitabilité terrestre pour une masse croissante, imminence d’un apartheid entre minorités riches, omnipotentes, et foules gigantesques de misérables destinées aux catastrophes d’une servitude polymorphe.
Crise
De Hésiode à Husserl, de Sophocle à Valéry, la crise nomme l’historicité elle-même. C’est à jamais la crise. La « solution » de la crise est une nouvelle phase critique du partage – de la relation en général, des sociétés entre elles, d’une société à elle-même, d’un sujet à soi. La crise actuelle, comme toutes, inventera une sortie. Pour en sortir, la sortie a trois moments : un soulèvement, une révolution, des réformes. Ou, pour l’appeler par un de ses grands noms, l’utopie. Précisément l’utopie aujourd’hui, c’est l’écologie. Mais les écologistes sous-estiment leur souci, cette sous-estimation repose sur leur propre emploi de l’environnement, c’est-à-dire sur une pensée faible du monde, du rapport terre-monde, sans cesse affaiblie par les euphémismes dont le régime général est celui de l’humanisme implacable du libéralisme. Ce ne sont pas les conditions scientifiques de l’habitation qui déterminent l’habitabilité ou l’hospitalité terrestre. Le monde n’est pas notre environnement.
Poésie
Penser l’écologie comme une vision ; non qu’elle « ait des visions », mais elle est une clairvoyance. Et que voit la vision ? Des voyants. Le voyant est objectif, lumineux. Il s’allume en alerte, ce sont les phénomènes, les « choses mêmes » qui en appellent à notre clairvoyance. Multiples et terrifiants, les voyants sont au rouge. Leur appréhension n’est pas scientifique. L’écologie est affinée à ce qu’on appelle la poésie. Elle fait voir. Son sens du monde, le sens du monde, est différent de celui de la mondialisation. C’est un autre monde, mais précisément c’est notre monde, confié à l’attachement soigneux des humains, à l’art, à la philosophie et à la poésie. La culture ? Son devenir culturel a été entièrement vampirisé dans l’homonymie. Si l’écologie n’entretient pas sa relation avec la poésie, elle cesse d’être radicale, elle ne songe qu’à l’environnementalisme ; elle cède, elle cesse. Deux mutations s’affrontent. La première est celle du culturel, « phénomène social total » auquel rien n’échappe, c’est le grand mot technique de l’époque. C’est de la sortie du logos qu’il s’agit. (Deux clignotants, deux voyants : on dit partout et pour tout, par exemple tel parti politique doit « changer de logiciel », on sort en l’occurrence de ce dans quoi s’est construite la pensée politique d’Aristote à Montesquieu ; le développement exponentiel du logo – du verbal et un peu de dessin – tout est changé en son identité et celle-ci déterminée en image de marque, produits dérivés garantis par le dépôt de l’original, villes et pays eux-mêmes devenus show-rooms de leurs images, tyrannie de la marque, screenisation de la vie, boniment mondial, féerie mensongère. La nocivité de la publicité dont nous n’entendons plus le ridicule est terrifiante.) L’autre mutation, celle qu’il serait urgent, vital, de déchaîner pour quitter la première, c’est celle qui reçoit son nom de l’écologie : logos de l’oikos, logie de l’éco, de l’habitation terrestre. Tout a changé, sauf l’homonymie, et les « valeurs » ou le « dialogue » sont les mêmes grands mots évidés qui dissimulent le changement ; les choses changent mais pas les mots (ou plus lentement), l’homonymie jette un voile d’ignorance, on ressasse des formules qui dissimulent ce qui est en cours. Il faudrait tout changer à ce changement, c’est difficile. Si la première mutation a reçu le nom de mondialisation, alors la tâche de la pensée écologique est d’insister pour une autre vision du monde ; non pas régressive, rétroviseuse, réactionnaire, occupée à préserver (même si l’ancien monde est toujours et demande mémoire et savoir) mais à distinguer le monde de l’environnement. Contre la dialectique, l’écologie est une poétique ou n’est pas..
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