Yahya Alabdallah, 2012 (Jordanie, Émirats Arabes Unis)
LA RÉVOLTE EN SILENCE
Pur produit des ateliers Produire au Sud, The last friday dévoile en filigrane la colère intérieure d’un homme, Youssef, mis en marge par la société. Un aperçu de la situation dans les pays du Golfe suite à la guerre du Koweït.
Youssef fait partie de ces personnes qui voient la vie défiler devant leurs yeux, incapables d’en changer le cours. Humilié par son patron, contraint de voler l’électricité de sa voisine, incapable d’aider son fils en difficulté à l’école, ce père divorcé se voit rejeté de toutes parts par la société. Ancien vendeur de voitures de luxe dans le Golfe Persique devenu chauffeur de taxi à Amman, il se ferme alors à un monde qu’il ne comprend pas. Ou plutôt qui ne le comprend pas. Incarné par Ali Suliman, acteur reconnu dans le cinéma du Proche-Orient, ce rebelle passif erre à travers de longs plans-séquences qui accentuent la pesanteur de son quotidien.
Une colère intérieure
À travers le parcours de Youssef, Yahya Alabdallah filme le sort de plus d’un million de Jordaniens, contraints de quitter une vie aisée lors de la guerre du Koweït pour repartir à zéro dans leur pays. Ce vendredi évoqué dans le titre, c’est le jour d’une grande manifestation nationale. Le gouvernement jordanien vient de censurer un programme sportif. La condition du personnage et celle de son peuple se mêlent : tous deux ont perdu le droit de s’exprimer. Ce vendredi, c’est aussi le jour où Youssef doit subir une opération chirurgicale qui va porter atteinte à sa virilité. Sauf qu’il ne parvient pas à réunir les 500 dinars nécessaires. Il se fait voler sa place de parking par son voisin. Incapable de payer ses factures, il doit lui-même voler l’électricité de sa voisine, alors que son ex-femme mène une vie luxueuse avec un autre homme.
Le pouvoir des femmes
Mais au lieu de réagir, Youssef choisit de se taire. Une manière pour lui de se révolter en silence contre sa mise à l’écart de déclassé. Pour le réalisateur, « c’est une forme de revendication. Une révolution peut-être violente mais peut aussi s’exprimer par un retrait de la vie sociale ». Face à la déchéance du père divorcé, les femmes semblent bien s’adapter aux nouvelles normes d’une société en pleine évolution. The last friday s’éloigne des clichés de la femme soumise, voilée et à l’écart. Fortes figures de pouvoir, elles marquent leur position et ne se laissent pas faire par les hommes. Yahya Allabdallah leur donne une place de choix. Le personnage principal, lui, se voit atteint dans ses valeurs viriles.
Des troubles qui grondent au Proche-Orient à la veille des Printemps arabes, on ne voit rien. Les seuls éléments qui peuvent expliquer l’attitude de Youssef sont donnés en toile de fond par une voix anonyme à la radio, à la télévision. Choix politique, qui évoque la pression faite aux journalistes, mais aussi scénaristique : le personnage principal ne semble pas prêter attention à ces nouvelles, elles nourrissent pourtant son dépit et ses convictions intimes.
Bonjour tristesse !
Presque intégralement tourné en plans fixes, le film fait lentement défiler des scènes d’un quotidien apparemment sans importance qui accentuent l’isolement du personnage. Les séquences s’enchaînent sans suspense. Impuissant, le spectateur se laisse porter comme le personnage, indécis, n’ayant aucune prise sur le fil de sa vie. Témoin passif, comme Youssef, la caméra se fait oublier et laisse les scènes se dérouler. Très lentement.
On saisit l’idée, mais l’ennui se fait vite sentir. The last friday montre un homme bloqué dans une vie absurde et sans but. Envahis par la pesanteur de ces instants de vie, la léthargie nous gagne. Jusqu’à la fin, on attend que sa colère se manifeste, que l’injustice soit réparée. Mais le personnage subit son sort jusqu’au bout. Et nous aussi.
Mathilde Colas pour Preview
en partenariat avec La Kinopithèque pour la 34e édition du Festival des 3 Continents