Aller à la découverte des hautes herbes, au détour de paysages repeints aux couleurs de la reverdie annuelle, est un bonheur comparable à celui de se lever tôt pour constater que le soleil règne en maître absolu sur la campagne, avant que ses rayons, frappant de plein fouet les yeux du promeneur matinal, à peine éveillé, ne le jettent, l'esprit à moitié sonné, sur le carreau éblouissant des routes... Leurs apparitions aléatoires à la fenêtre d'une voiture, au gré d'une promenade le long d'une voie secondaire ou d'un atelier de traverse, dans l'intimité d'une allée ou d'un jardin à l'abandon, au débouché d'un chemin de ferme donnant sur un verger modeste et grave, comme empreint de toute la rude majesté de la terre, leurs occurences furtives et presque inespérées me ravissent, et retiennent longuement mon esprit absorbé dans une rêverie de la profondeur.
Car c'est bien à une certaine vision de la profondeur, semble-t-il, que l'on a affaire ici, à laquelle on est appelé et comme pris au piège, sans pouvoir décider si cette impression ou cette intuition sont l'effet d'une trop grande proximité physique, d'une opération de charme de la nature au printemps, usant de ses appas entêtants mais superficiels pour embobiner et maintenir l'esprit sous son emprise, ou bien plutôt si les hautes herbes mènent réellement au seuil d'un pays intérieur, ouvrent la voie à une autre dimension, un envers ou un endroit confiné du monde. Comme si la nature au printemps étoffait l'espace d'une substance colorée, comme si elle enrobait la campagne d'une lumière devenue matière vivante, et que le temps ainsi se fît palpable sous cette effusion verdoyante.
Et l'on se voit convié à une autre forme de déplacement que dans l'espace, à un autre voyage, non plus au loin mais en profondeur, dans le champ ouvert de ces multitudes colorées d'herbes et de fleurs, ces mêlées de branches et de feuilles virides, une immersion au sein de la couleur verte dont l'assombrissement progressif et la déclinaison de tous les tons intermédiaires, jusqu'à l'exténuation finale sous l'effet conjugué de la sève et de la chaleur, nous relient encore plus étroitement à la terre, et nous rappellent à un ordre antérieur du monde.
Hubert Voignier, Les Hautes Herbes (Cheyne, 2004)
image: Ronan Guérinel, Paysages marins / 2008 (ronanguerinel.eklablog.com)