« Dans cette histoire je m'appelle Leonard, et, quand j'étais là-bas, je pensais que la vie était une chose, et la mort une autre, mais c'était parce que je ne connaissais pas le Glister. »
« Je veux la raconter en entier alors même que je l'oublie, et ainsi, en racontant et en oubliant, pardonner à ceux qui y figurent, y compris moi. »
« Sauf que rien ne s'éclipse, pas même la conscience de soi. Rien ne s'évanouit dans le passé, tout est oublié et devient ainsi l'avenir »
« C'est toujours maintenant, et tout – passé et avenir – problème et solution, vie et mort – tout coexiste ici, en ce lieu, en cet instant. Ce lieu où je suis a reçu bien des noms, qui varient selon l'histoire à laquelle on se réfère. »
« C'est simplement le lieu où chaque histoire commence et finit. »
« Et maintenant c'est mon histoire qui commence à nouveau, une dernière fois, alors même qu'elle s'éteint à petit feu. »
Intraville, Extraville, cœur noir, poumon vert,
L'usine meurtrière était autrefois aussi nourricière, nourriture mortifère à plus ou moins long terme, s'agrippant aux parois viscérales, noircissant le sang, rendant le teint blafard, livide, l'oeil trouble, languide, créant de nouveaux symptômes, de nouvelles maladies « formes rares de cancer, enfants aux maladies terribles, troubles du comportement, nombre anormal d'affections inconnues ou incurables, augmentation soudaine et massive de dépression, prolifération de ce qu'autrefois on aurait appelé des cas de folie. ». Elle offrait du travail, faisait fabriquer tout ce qui nuit à la vie (faune, flore, même intestinale), la transforme, la modifie, en crée de nouvelles formes : « chaînes complexe de molécules qui pénètrent la racine ou la tige d'une plante et en modifient la façon de pousser, l'époque de floraison ou la germination », « il suffit de pas grand chose pour transformer une substance en une autre, rompre une chaîne de molécules par-ci, en ajouter une par-là.
« créatures marines mutantes échouées sur la grève... animaux bizarres dans les parcelles de forêt restantes, ni malades ni mourants, mais pas bien non plus, la gueule hypertrophiée et le corps enflé, difforme. » « Hordes d'animaux inconnus, elfes, diables, fées,mutants horriblement défigurés ou au faciès angélique »
Il a fallu fermer, abandonner la population à son triste sort, sans trop lui montrer. Alors Brian Smith eut une idée.
Brian Smith a le sens des affaires, est un génie de la connexion. Surtout celle de l'argent. Il faut que ça brille. Qu'on soit ébloui, pour ne plus voir le lent pourrissement, l'agonie d'une terre trop dévastée pour se régénérer, sol empoisonné, qui s'infiltre par les orteils, remonte jusqu'au cœur, pousse à l'inertie.
Alors pour ça il sort le grand jeu, jeu d'échecs, de marionnettes, il joue, met en scène, manie les ficelles comme personne. Crée une société censée décontaminer, purifier les sols, les corps, les esprits.
Et chacun a un rôle à jouer. Même Morrison.
Morrison, c'est le seul flic de la ville, et son rôle consiste à être vu. A faire croire qu'il peut encore régner un certain ordre. Car des ordres, il n'en a jamais vraiment donné. Il n'en reçoit pas non plus. Pas vraiment.
Mais Morrison est redevable, Morrison suit sa nature, il obéit tel un pantin aux manœuvres de Smith. Alors il commet la pire erreur de sa vie, après son mariage. Il devient complice, en silence.
Lui, ce qu'il voudrait, c'est que Mark Wilkinson puisse pardonner. Et veiller, où qu'il soit maintenant, avec les autres gamins disparus, sur ceux encore là. Car il n'y a plus que les morts, apparemment, pour veiller sur ce qu'il reste de vivant, de vivants. Missionnés par Dieu, en quelque sorte.
Il aménage un petit bout de terre, avec des oeillets, des coquelicots, non loin de là où il a découvert
Mark, petit ange en devenir, accroché au sapin de Noël, cadeau scintillant offert à la forêt empoisonnée, les yeux emplis de reconnaissance. Corps scintillant comme une étoile mourante, comme un système solaire qui disparaît. « il y avait eu là un grand respect, une tendresse effroyable, impossible – chez l'assassin comme chez la victime – pour ce qui disparaît au moment de la mort, une estime presque religieuse à l'égard de ce que le corps exhale, cette chose sublime et précise, équivalant exactement en substance à la présence d'une créature vivante, le poids mesuré d'un petit oiseau. »
Morrison veut retenir l'âme de Mark, encore un peu, le temps qu'elle puisse pardonner.
Dans ce jardin (secret) des supplices les fleurs du mal se fanent, le fil des fuseaux d'anciennes jeunes filles s'enroule autour des corps immaculés sans jamais les ramener à la vie, fil d'Ariane morbide, mortel, labyrinthe d'arbres noirs et squelettiques ; le bon vieux temps laboure de ses ongles le cercueil imaginaire dans lequel les âmes désabusées le croient enfermé, pulpe des doigts hérissés d'échardes et de sang séché.Peter Pan ne croit plus en sa fée, déverse de la poudre aux yeux des « survivants ». Un homme-papillon se pose dans l'esprit de Leonard. Leonard oublie Anna Karénine, Anthony Perkins et Marcel Proust. Leonard ne cherche plus le temps perdu. Leonard découvre une autre version du temps. Il voit quelque chose qui scintille, parmi toute cette bile, ce sang, le vomi, dans ce passé-présent-avenir de pisse de vomissures et d'insecticides.
Un récit hypnotique,certes, mais pas tout le temps, et quelquefois déroutant.
L'organisation du récit me laisse perplexe, comme une sensation d'inachevé, d'ouvrage à mettre encore une fois sur le métier.
Une histoire cautionnée culturellement, références littéraires, cinématographiques, qui rendent le personnage plus dense, car après tout il ne s'agit que d'un gamin de 14 ans, assez lucide, plutôt désabusé, abandonné par sa mère et avec son père à charge.
Pendant la lecture, j'étais happée, et, dès que j'en sortais, j'avais toujours cette sensation d'échapper à quelque chose, ou de quelque chose qui m'échappe.
Aucune temporalité à proprement dit, une histoire sans début ni fin, une fatalité tombée là, comme ça, sur cette ville, aussi réelle qu'imaginaire. Entre esquisse de morale écologique, abus de pouvoir, société corrompue, cette histoire a tendance à perdre son aspect énigmatique, envoûtant, pour s'ancrer un peu trop dans la réalité. Oui, voilà. J'ai frôlé de trop près la réalité. Je crois que c'est ça qui m'a enlevé une part de plaisir. De voir les coulisses, les montages, la fabrication, la mise en scène, la mise en place, les accessoires, les artifices.
Ou alors c'est ma faute, je m'attendais peut-être trop à un croisement entre 1984 et La route..
Cela dit, c'est peut-être un moment après avoir refermé le livre qu'on saisit le mystère...
Note : 6/10