Nouvelle version complétée
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lle aurait pu traverser toute la terrasse et s’en aller en balade à l’intérieur, faucher quelque serveur derrière, ou le patron posté au comptoir tabac. Non, elle a fait son devoir en pénétrant prestement dans la tête de la victime dans cette affaire que la presse nommera « Le contrat du Luxembourg ». Elle s’est ébrouée à l’intérieur du crâne puis s’est laissée aller doucement dans un repli mou et blanchâtre
La cible, Jacques de la Parmentière, papotait en terrasse du Rostand avec un certain Gobit. Quand la balle l’atteignit, il s’apprêtait à partir et saluait d’un doigt à sa moustache en guidon de vélo, hors d’âge comme ses lodens. On lui a toujours accordé une foi fervente. Affirmation désorientant ceux qui venaient à le côtoyer. Passés les premiers contacts, ils reniflaient tous chez lui quelque chose de pas franc et pour tout dire de peu catholique. Était-ce ses mélanges professionnels peu communs ? Il avait commencé dans la Grande Muette pour finir dans la haute administration. Ou peut-être son carnet d’adresses. On lui prêtait un entregent au spectre sulfureux, entre Opus Dei et Trilatérale.
Le Rostand, comme les joggeurs tournant dans le Luxembourg, les ignorait parfaitement alors qu’ils échangeaient quelques minutes plus tôt. Il faisait beau sur Paris, sur la terrasse flottait l’ordinaire senteur de pots d’échappement et de parfum. Deux hommes tout à fait convenables conversaient. Quoi de plus banal, malgré le blouson type aviateur de Gobit. À sa décharge, il était largement le cadet du haut fonctionnaire et son profil prêtait peu à la plaisanterie. Non pas que De la Parmentière inspirât le rire, mais Gobit jetait un voile sombre sur toute tentative de distance amusée.
La lueur dans l’œil de De la Parmentière a échappé à son interlocuteur. Du moins, il l’espère encore au milieu de cet échange qui doit se finir par une petite douceur pour le soutier face à lui, sous forme de liasses bien rangées dans la valise qu’il transporte. Il s’agit de ne pas braquer l’ombrageux. On ne sait jamais avec ces intermédiaires.
Le trajet de l’argent est déterminé, le point fait sur les passeurs successifs. Le pion en front office qui vient de se poser sur la chaise en face se nomme Gobit. Il a personnellement introduit l’homme dans le circuit. Ses références sont bonnes et les infos privées ne laissent pas planer d’ombres. Et puis, il lui plaît bien. Du genre à aller au contact sans rechigner. La pointe avancée du passeur, qu’il n’est même pas vraiment, d’ailleurs. Second, donc, d’un Grec qui doit lui accorder deux piécettes sur le pécule dérisoire que touchent ces transporteurs chargés du contact avec les inévitables contingences pratiques. De la Parmentière a pris sur lui de gonfler le pécule. Il aime à cultiver ces gestes gratuits qui fidélisent le personnel.
Gobit lui fait décidément bonne impression. Il vient d’énumérer étapes et procédures sans erreur, pour finir par la ville luxembourgeoise où quelques désuètes valises, cependant lestées de billets tout à fait réels, rejoindront leurs propriétaires. Le vieux militaire sourit d’aise. Après les circuits numériques traçables par n’importe qui, on revient au bon temps de l’argent vrai, des billets. Retour suave aux bonnes vieilles combines.
Gobit est un truand rigoureux. Tout en lui le proclame. Blouson, certes, mais de marque. La coupe de cheveux fraîche. L’eau de toilette puissante mais de prix. Il soigne les transactions comme il soigne les apparences. Le verbe concentré et la mine retenue, il s’applique à donner entière satisfaction le temps que doit durer la pièce.
Il s’est excusé trois minutes auparavant pour être arrivé trente secondes en retard. Le haut fonctionnaire a levé un sourcil naturellement dédaigneux, hoché sa noble tête blonde de gros bébé cinquantenaire blanchi sous les batailles de dossiers et le maniement de ministres, et souri à l’avenir qu’il croyait empaqueter dans une petite demi-heure avec sa valise en croco.
De la Parmentière sait qu’il faut humer le terrain après l’avoir balisé. Il s’est assis tout seul. La petite frappe ne devait pas arriver avant quinze minutes au moins. Il a déplié Le Monde. Le quotidien de l’après-midi annonçait un remaniement. Celle qui partait laissait un ministère en vrac. Elle avait eu ce qu’elle voulait, quelques mois à hypnotiser les caméras de son œil si franc et si languide. Le Président avait toujours un faible pour ces blondes évaporées à la fesse ferme, qui meuglent franchement dans le plaisir. Le vieux militaire a souri et frotté d’un doigt sa moustache en regardant alentour. Une jeune brune moitié latino, moitié perdue, croisait haut les jambes. Elle a soutenu son regard. La vie est sacrément belle qui tombe des ciels incertains de Paris !
Il faut un certain sang-froid dans ce genre d’affaire. De la Parmentière n’en manque pas. Il a déjà tout un topo sur Gobit et sait quels boutons de fièvre il devra pincer afin qu’il ne soit pas trop avide, trop fou, trop gourmand pour les petits pédés qu’il entretient et l’émir qu’il sert, d’après les rumeurs qui courent sur cet ouvrier nouveau mais prometteur. Le Gobit recadré, calmé, ne fera nulle vague. Les radars du grand frère américain ou du Quai ne creuseront pas leur rencontre. Il regarde par la fenêtre de sa garçonnière donnant sur Saint-Lazare et ne voit que des années qui passent, d’interminables courbettes qui s’éloignent. Bientôt, il propulsera le Gobit avec l’obole pour les politiques et viendra à lui la galette, la conséquente galette, qu’il a juste méritée pour avoir servi avec constance son pays et tous ceux qui le souhaitaient. Les interlocuteurs choisis n’étaient pas hostiles aux intérêts vitaux de la France, ni aux siens. Il va de soi que l’intérêt d’un De la Parmentière se confond avec l’intérêt supérieur de la Nation.
Il voit déjà le demi-truand, repasse l’entretien et l’échange futur. Tout cela est déjà terminé. Le rendez-vous est dans une heure, il faudra bien une demi-heure de métro. Le temps de sortir, de rejoindre le café… De la Parmentière déteste les retards, comme l’improvisation. Aujourd’hui comme hier, tout est millimétré, la moindre molécule d’air est repérée et protégée, se plaît-il à penser.
Il pourrait être déjà parti, ou tout comme. Gobit n’est pas encore rencontré, mais il est quand même en route pour les pays où il doit livrer. Il n’y a pas d’alternative, comme il n’y a pas de doute dans l’esprit du haut fonctionnaire sur la suite de la journée. Il a plongé, il plonge dans ce bain à remous avec cette délicieuse pute que lui a conseillée Vannier, ex-collègue pantouflant chez Sanofi. Gobit peut bien venir comme un fantôme plein de dents de lait, tout est plié ; il pleut un peu mais qu’il vente ou bien neige, il va être riche comme jamais !
La balle est encore inconsciente au fond dans le logement douillet du Glock, ou de quelque calibre que les services spécialisés ne pourront aisément déterminer. À quoi leur servirait telle info ? Le tireur se fondra dans un autre univers, sans oublier le clin d’œil à Gobit. De la Parmentière s’est pointé sans être attendu. Turmann ignore tout du rendez-vous au Luxembourg à soixante jours dans l’avenir. Lequel rendez-vous dépend pourtant des compétences et des ficelles du notaire. Turmann n’aime pas les gestes cavaliers. Dans le notariat, on n’arrive pas à l’improviste, on fait dans le feutré, dans le distingué et la lenteur qui sied aux grosses sommes naviguant au fond des appétits et des portefeuilles.
Mais le vieux militaire, ou le haut fonctionnaire ― comment qualifier cette morgue assise entre deux chaises ? ―, a toujours gain de cause et pardon consenti. Maître Turmann n’oublie pas qu’il a failli crever dans le désert algérien. Con rime avec couilles parfois, celles qu’il a fallu pour venir le récupérer sous les balles des Arabes. Le rustaud à particule le lui rappelle rudement, si nécessaire. Ils fonctionnent ainsi bon an mal an et ce n’est pas la pire des associations. Le travail du notaire est rodé. Il fait office de coffre-fort.
Dès la porte refermée sur De la Parmentière, Maître Turmann s’active à déplier l’avenir selon les vœux de son sauveur. Ses souvenirs ronchonnent un peu devant l’excitation mercantile de l’intrépide, mais les actes notariaux officiels, ou occultes, appellent rémunération. Quand même, c’est une sacrée somme cette fois. Et le dernier maillon n’aura, lui, que quelques dizaines de milliers d’euros pour son aide, une misère comparée à la galette promise à la faune politique qui laisse aller le monde comme il va et les affaires se faire.
Ceux qui travaillent sont les plus mal payés. Nihil novi sub sole. Ça tient dans une valise, cinquante mille euros. De la Parmentière n’a pas dit le nom du soutier. Turmann sait qu’il recevra la moitié de la somme au début de sa tâche. On n’est jamais assez prudent avec cette engeance qui tuerait père et mère pour de l’argent. Turmann connaît un peu les hommes de main dans le circuit. Ils sont tous assez fiables, il faut le reconnaître, même si certains, d’après les rumeurs, lui ont paru trop intelligents et avides, comme ce Gobit dont le militaire dit pourtant le plus grand bien. Ce n’est pas à lui d’en juger, De la Parmentière connaît sa partie.
Demain et les jours suivants, Turmann va s’arranger avec le Grec qui injectera dans la lessiveuse les sommes fournies par De la Parmentière. Il ne sait pas et ne veut pas savoir d’où le haut fonctionnaire tient ces millions. Il n’a jamais su, il n’y a jamais eu de problèmes. Il subodore qu’au bout du bout, l’extracteur, le producteur de cet argent est tout à fait officiel. Il pourrait même faire l’objet d’une ligne budgétaire sur les comptes de la France, et peut-être y est-il déjà. Sous une respectable dénomination, assurément. Le vieux fond religieux de Turmann ralentit la progression de ses pensées, mais il est bien obligé de se l’avouer. Des transactions officielles restreindraient le nombre et le rôle des intermédiaires, comme la fluidité du recyclage de cet argent dont tout le monde veut ignorer la provenance. Les bénéfices en souffriraient.
L’avenir a bien avancé en quelques semaines. Les millions se sont répandus sur les circuits boursiers parallèles, les paradis de l’ombre pour capitaux qui veulent croître et multiplier vite, sans publicité. L’intermédiaire grec annonce à Maître Turmann, à peine un mois avant que De la Parmentière ne parvienne au bout de son parcours, qu’il a déjà doublé la somme initiale. Ce type est cher mais incroyable. Il n’a pas la compétence d’un trader, mais sait sa géopolitique sur le bout des doigts.
Avant tout le monde ou presque, il a appris l’embrasement de ce pays du tiers-monde au nom imprononçable. Avant tout le monde, il a capté un paquet de futures* sur les cours des marchands d’armes et de mercenaires les plus susceptibles d’approvisionner les belligérants. Prise de risque sur courte durée. Les futuresdéjà revendues ont capitalisé à mort. Turmann n’ose réaliser les sommes qu’il a déjà dans son coffre.
Le Grec est doué et gourmand. Il n’a plus à se concentrer comme De la Parmentière, à quelques jours de son rendez-vous avec Gobit. Il a fait l’essentiel, le reste roule dans des transactions de gré à gré. Il peut réjouir ses appétits. Cléopâtra, la créature qui allume tous ses désirs, est unique dans sa partie mais malheureusement hors de prix. Il sent bien ce qu’elle attend de lui, mis à part sa rémunération. Bon moyen de gagner quelques séances, mais donner ses contacts s’accorde difficilement avec sa fierté hellène. D’autant que Turmann est correct. Lentement, le Grec polit ses préventions et les amène vers le pays des remords. Il trouvera bien un lampiste à désigner si l’affaire venait à susciter des curiosités. De toute façon, il a des assurances en béton et des soutiens en acier, sinon il n’aurait pas joué si longtemps dans cette cour pavée d’or.
Cléopâtra sait son talent. Le Grec craquera, lâchera, aussi vrai que dans dix jours la tête d’un haut fonctionnaire éclatera devant le Luxembourg, ce qu’elle ignore bien évidemment. C’est un homme et sa queue compte dans sa réflexion incomparablement plus que sa lucidité. S’il rechigne à donner plusieurs milliers d’euros, il abandonnera quelques affaires en cours et quelques noms.
Bien obligée, la déesse. Son nez est un peu trop exigeant ces derniers temps et la cocaïne hors de prix, avec ces flics qui veulent du chiffre et effrayent le dealer. À vrai dire, elle se sent sombre et enchaînée à l’intérieur, saturée, dégoûtée, à bout. Tout part en lambeaux, sa vie, son corps et sa volonté déjà soumise à l’obligé go-between des hautes sphères, gentleman putassier qui organise le ballet des passes moyennant un pourcentage exorbitant. Devant l’univers noir de sa tasse de café, elle sourit tout de même, et passe sur sa peau comme un rayon de lune l’éclat qui fut celui de l’enfance et demeure celui de l’espoir.
Plusieurs mois auparavant, elle était déjà perdue, déjà au fond. Esclave sale. Elle s’affaissait, grosse et pute, vile et désespérée. Dans cet état d’esprit brillant, elle aborda sa séance de gym-tonic. Elle entendait la mort dans le beat techno qui rythmait ses sauts et ceux des copines alentour. Elle forçait son corps, finissant épuisée. Morte à ne pas pouvoir se lever et passer à la douche. Il a dit : « Le cœur ne va pas, même la tête en bas, hein ? » Elle a souri, et voilà cette vieille magie de retour qui capturait deux regards et les accrochait l’un à l’autre avec un nœud de marin en partance. Ce vieux Cupidon a fait des siennes. Il a ciblé une jeune pute, vieille comme l’univers. C’était il y a cent soixante jours. C’est maintenant et toujours, parce que c’est elle et parce que c’est lui.
Ses amies n’en finissent pas de lui rappeler qu’elle se complaît en plein cliché. Elle les rembarre. Comme si un homme pouvait lui jouer de la flûte à elle, comme si les paons jeunes et vieux qui se succèdent dans ses draps pensaient à autre chose qu’à quelques livres de chair renflée ! Ils s’approchent, ouvrent la bouche, s’étalent et s’étiolent sous ses yeux. Elle en a vu plus qu’assez. Les souvenirs même de sa jeunesse au-delà du périphérique disparaissent, étouffés par cette répétition de pauvres appétits et de ridicules vanités. Il ne reste rien //si ce n’est une habileté à capturer les reins du pouvoir, les secrets et l’argent.
Un coach ne parle pas, il donne des consignes et corrige des postures. Dans le club, aucune ne s’aviserait d’évoquer les propos d’un coach. Les coachs n’ont pas vocation à être mais à faire. À faire de la cuisse galbée, du ventre plat et de la souplesse dans les ischio-jambiers. Sauf que le sien parle. Il parle d’une voix pas très grave mais bien timbrée. Il parle, vu que ce n’est pas un coach. Pas un de ces vulgaires tas de muscles qui crachent du conseil comme le toaster des tartines. Il parle, mais surtout il écoute. Il écoute si bien qu’elle n’a su rien dire quand ils se sont retrouvés dans ce café. Il faisait tellement chaud. Elle a retiré son petit gilet et évidemment son body a fait son travail. Mais son regard, ses yeux à lui n’ont pas accusé le coup. Aucun loup modèle Tex Avery. Ses yeux semblent voir quelque chose qui l’entoure et qu’elle-même ni personne qu’elle connaît n’a jamais vu.
Non, il n’est pas pédé. Garantie sur facture. Comment veux-tu qu’il y ait une telle connexion électro-romantique entre nous, autrement ? Pédé ? Je te signale que j’ai près de dix ans de manipulation et auscultation de l’espèce masculine. Je vais te faire une confidence, ma vieille. Je lui ai touché la main, la première fois. Main contre main, tu vois. Un pari, un prétexte. Je peux te dire que ça pulsait à fond.
Il est bête, il fait des études et croit aux idées. Il s’imagine le monde coupé à la règle et au cordeau. Il est si bête que sa peau est enfantine, comme jamais touchée par une autre femme que sa mère. Cléopâtra sera sa mère et sa putain comme elle ne l’a jamais été avec aucune de ces larves qui vont et viennent entre ses cuisses depuis une décennie.
Une « thèse », voilà ce qui l’occupe, autant dire rien. Son esprit est délicat comme une montre de prix. Il veut changer le monde, il veut tout connaître de ses noirceurs, de sa corruption. Tout étaler pour tout refaire. En commençant par les hommes de pouvoir. Elle rit et quelque chose en elle sait que demain elle confiera sa main en confiance, son destin, et ce qu’elle sait à l'architecte de l'amour. Dans sa partie, elle en connaît un rayon. Rayon réservé d’ordinaire à son go-between. Tant pis. Tant pis pour lui. Tous ses secrets, ces noms que lâchent les clients, elle les offrira à l’homme qui a ranimé son cœur pour qu’il mette un peu de vraie chair dans ses architectures théoriques. Elle a envie de risquer, elle jure de le combler.
Aujourd’hui, elle rit, Cléopâtra. Elle rit devant celui qui la mobilise comme jamais, qui l’immobilise, saisie par la surprise de l’amour qui vient et frappe sans prévenir. Elle a sa moisson d’histoires à lui destinées. Elle rit aux éclats.
« Alors, tu me dis que ce vieux bidasse pantouflant dans les ors de la République blanchit du fric à tour de bras et que son fourgue est un notaire… Je n’aurais pas cru aller si loin dans la pourriture. » Il est vivant et grand dans l’indignation. Il ne bouge pas et son torse droit figure quelque chose qui ressemble à un chevalier, un de ces héros de guerre qui tuaient l’ennemi en gentleman, quand on faisait la guerre avec quelque chose comme du respect et de la mesure.
Elle croit le saisir au plus profond et ne connaît rien de lui. À commencer par ce qui serpente dans sa tête. Un avenir où elle n’a aucune existence.
Car il est déjà loin, le sombre stratège. En train de retisser les fils qui relient les noms et les histoires. Il saura bientôt où sont l’argent, les hommes et la faille. La faille, elle porte un nom et c’est à ce nom qu’il collera en premier.
Il fallait l’approcher, l’intriguer, l’intéresser. De la Parmentière n’est pas si inaccessible, finalement. Il est même mondain à ses heures, maintenant, oubliant peu à peu les prudences nécessaires acquises à la Grande Muette tant il se sent au-dessus du commun.
La tête du crime organisé ayant sorti Gobit du ruisseau de la banlieue avait détecté la puissance de son intellect comme celle de ses muscles. Elle en a fait un être dévoué et froid, expert en déguisements, versé dans les études qui inclinent à la recherche, pas tout à fait théorique et désintéressée dans son cas. Bref, l’être remanié séduit et brille de mille feux, entre mâle virilité et noble quête du savoir, dissimulant ainsi ses aptitudes à découvrir hommes, richesses et stratégies que lui et ses maîtres entendent maîtriser et détourner.
Deux ans avant qu’une balle véloce ne percute un crâne peu préparé, la rumeur a accroché ce haut fonctionnaire qui ne sait plus se tenir et pose un pied sur le territoire réservé au crime. Tout finit par se savoir, surtout chez les experts en brigandages divers. On a cerné De la Parmentière. Certitudes, habitudes, accessibilité, faiblesses. On a activé Gobit.
Un an avant le dénouement, le bolide Gobit est lancé. Il percute en douceur le haut fonctionnaire, au cœur d’une soirée. Un jeune intellectuel respectueux, nom de Dieu, la jeunesse n’est pas morte ! De la Parmentière se retrouve en ce flatteur économe de ses humeurs, plutôt pas bête. Il le prendra sous son loden, en fera une mule du Grec, calcule-t-il. Il connaît cet idéalisme qui bout sans cesse au cœur d’un esprit vif. Il suffit de le tourner vers une base matérielle et la dialectique besoin-idéal fera le nécessaire. Gobit à petites touches enferme De la Parmentière dans le piège qu’il doit bâtir.
Il ne reste plus qu’à entrer dans le vif du sujet, débusquer les secrets de ce haut fonctionnaire prêt à rôtir. Dans l’antre du crime on s’agite, on creuse autour de la cible et des liens qu’on subodore. Cléopâtra est une putain hospitalière. Les maîtres de Gobit supposent que son orbite interfère avec la bande à De la Parmentière. En quelques semaines, on lance un nouveau produit, un remarquable coach. L'univers du crime a ses entrées, ses passeurs de nouvelles, ses ambianceurs dans le grand monde. Le coach est boosté par le bouche-à-oreille. Cléopâtra vient frapper à la porte de la nouvelle coqueluche des chairs ramollies. Elle tombe à point pour mettre au clair les contacts et les affaires du militaire gourmand.
Naturellement, Gobit a gardé son fer au feu, cultivé l’intérêt de De la Parmentière. Qui en saura trop, à la fin de l’histoire. Il fallait bien lui proposer un Gobit crédible, une faribole bien tournée. Le faux doit s’appuyer sur une dose de vrai ; Gobit ne pouvait éviter de fournir quelques contacts, quelques lieux réellement habités, pour donner matière aux vérifications que l'ancien militaire chercherait à faire. Bien sûr, il n’était pas de taille à lutter contre le crime organisé, à déplier les itinéraires tortueux du mercenaire Gobit. Cependant, on pourrait faire un portrait plutôt ressemblant de ce dernier avec les traces qu’il a laissées dans la mémoire de De la Parmentière. Même si Gobit et ses complices prennent soin de faire disparaître contacts et repaires révélés. De la Parmentière est une faille, la seule. Cléopâtra restera dans les grandes espérances que lui distille Gobit, elle ne dira mot avant qu’il ne soit ailleurs, hors de sa vie à jamais. Pour plus de sûreté, une pastille radioactive écourtera ses regrets et désillusions si rapidement qu’elle n’aura pas le temps de s’épancher sur celui qui l’a trompée.
Oui, la faille est unique et ne peut être éliminée avant que ses complices n’aient accompli leur grand œuvre. L’argent revient, multiplié, le jour même où Gobit doit rencontrer De la Parmentière pour mettre la dernière main au plan du haut fonctionnaire. Jusqu’au dernier moment, il doit penser que l’argent est en lieu sûr et qu’il a la main. Ce jeune prometteur va faire sa part et prendre cette obole que lui accorde le grand seigneur qui a daigné le distinguer, De la Parmentière doit en rester à ce chapitre fallacieux et ultime de sa trajectoire.
Combler la faille. Le jour où la balle s’apprête à s’en aller gambader, les sommes viennent donc s’accumuler chez Turmann. Il faut être décisif, couper à la racine les ennuis que peut créer ce vieillard roué et mélancolique. Tout est en place sous le ciel indifférent de Paris, à cette terrasse aimable du Rostand. Une oreillette susurrera à Gobit l’exact moment où Turmann, filé et écouté, recevra l’argent. D’autres yeux auront noté l’exécution sans accroc des différentes étapes, la satisfaction des différents destinataires de parts plus ou moins grandes taillées dans la montagne d’argent captée par De la Parmentière. Alors, il restera à combler la faille.
Mais l’heure du coup de grâce était encore bien lointaine. Gobit venait à peine de se retirer en lui-même, savourant, soupesant les informations qu’on lui offrait après le reste. Demain commencerait le tissage de la fine toile reliant, incarnant les informations éparses. Cléopâtra le regarda et le regarda encore, au point qu’il détourna les yeux avant de se lever du lit, nu, parfait. « Tu as froid ? ». Elle savait que sa voix tremblait, elle s’en fichait tant que son cœur continuait à palpiter. Elle se leva et courut à l’entrée, revint à petits pieds légers et lui posa sur les épaules ce blouson d’aviateur qui lui allait comme une seconde peau.
De la Parmentière s’écroule. Turmann fait de même dans son antre. L’argent est extirpé presto de son coffre-fort électronique déverrouillé, cassé par d’habiles hackers, et file au travers du World Wide Web vers des destinations électroniques inaccessibles aux plus fins traqueurs policiers.
Gobit se lève, grandement horrifié, poussant les hauts cris de rigueur. Puis il fonce à l’intérieur du café, sans oublier de prendre la valise, l’obole. Là, il ameute, agite, crée la confusion avant de disparaître à la faveur du trouble. Les témoins feront le désespoir de la police, incapables même de donner une apparence définitive au mystérieux compagnon du haut fonctionnaire assassiné.
* Futures : contrats à terme. Ce sont des engagements d’achat ou de vente portant sur divers instruments financiers (indices boursiers, taux d’intérêt, devises.). Ils sont utilisés pour des opérations de spéculation ou de couverture de positions au comptant.