L'AURA HUMAINE D'ARAGON
La sincérité de Jean d'Ormesson justifie quelle soit entendue et appréciée :
« Le plus important de tous, à mes yeux, devant Valéry et devant Péguy, celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, reste Louis Aragon, rebelle à l'enfance massacrée, mystificateur en tout genre, agitateur surréaliste, militant communiste, magicien tout terrain : son génie poétique et littéraire le situe parmi les plus grands écrivains français et l'approche de Hugo. »
Michel Peyret
Jean d'Ormesson, "Postface", Et toi mon coeur pourquoi bats-tu. Paris: Robert Laffont, 2003, p. 419
Jean d'Ormesson sur Aragon
Tombeau pour un poète: Aragon
(1982)
Le plus grand poète français est mort. Et un romancier de génie. Et un critique, un essayiste, un polémiste hors pair. Un écrivain universel pour qui tout était possible et qui ne reculait devant rien.
En une période où la poésie hésite entre une tradition qui s'essouffle et une avant-garde qui se cherche, Aragon était sans conteste le premier des poètes français. Le plus éclatant. Le plus populaire. Le plus habile et le plus déchirant. Le plus connu en France et dans le monde entier. Celui qui, à travers le temps et l'espace, couvrait le plus de terrain. Pendant plus d'un demi-siècle, il occupe la scène et domine la situation. De ses débuts jusqu'à sa fin, avec ce nom sonore qui n'avait pas besoin de prénom et qu'il s'était choisi, avec une sensibilité à l'esprit du temps qui touchait au génie, avec des dons stupéfiants, il aura été un mythe, une légende, une sorte d'énigme en pleine lumière.
Du surréalisme au communisme, en passant par le stalinisme et un nationalisme résistant dans la ligne de Rostand et parfois de Déroulède, la trajectoire éblouissante d'Aragon semble s'inscrire d'abord sous le signe de la révolte. Une révolte diverse, contradictoire - et apparemment constante. Le disciple de Breton se change en thuriféraire de Staline. Le poète de l'amour fou - "Oui, je ne songe à rien, si ce n'est à l'amour" - et de tous les délires trouve son chemin de Damas sur la route de Moscou: "Moscou la gâteuse" se transforme soudain sous sa plume en phare de l'histoire et de l'humanité en marche. La révolte débouche sur une double fidélité: à Elsa Triolet et au communisme le plus orthodoxe.
Inébranlable jusqu'à l'adulation sentimentale et au conformisme politique, cette double fidélité est traversée de courants souterrains et de tentations de transgressions. On pourrait aller jusqu'à voir une sorte de libération dans la mort d'Elsa Triolet, et il arrive que le poète se mette à ruer dans les brancards de l'orthodoxie politique. Mais les yeux d'Elsa et la main de Moscou imposent à l'immense écrivain son unité d'éternité.
Brillant, hautain, toujours mobile, provocant, il était capable de tout: du meilleur et du pire. Son prodigieux talent prend les formes les plus stupéfiantes. Le même auteur qui écrivait un célèbre poème constitué d'un seul mot - "Persiennes" - indéfiniment répété est aussi celui qui compose les vers les plus traditionnels et les plus classiques de la littérature contemporaine.
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire...
ou:
Au cloître que Rancé maintenant disparaisse Il n'a de prix pour nous que dans ce seul moment Et dans ce seul regard qu'il jette à sa maîtresse Qui contient toutes les détresses Le feu du ciel volé brûle éternellement
Le même prosateur qui écrit le Traité du style et ce livre magique plein de fantaisie et de rêves qu'est le Paysan de Paris donne un admirable roman historique qui est un modèle du genre: la Semaine sainte, récit de la fuite de Louis XVIII au début des Cent-Jours. La fresque sociale des Communistes et le roman d'amour d'Aurélien, l'un des plus beaux de tous les temps - "la première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide..." - nourrissent les fièvres opposées de Neuilly et de Billancourt. Les Cloches de Bâle ou les Voyageurs de l'impériale décrivent avec allégresse, avec emportement la ruine d'une société, où son adresse narquoise est comme un poisson dans l'eau, et la naissance du nouveau monde qu'il appelle de ses voeux. Il dépeint avec le même bonheur une grève et un dîner en ville, le passage des Panoramas et les usines de l'Oural, tout le mouvement de l'histoire et un brin d'herbe au bord du chemin. Poète et prosateur également inspiré, critique, historien, romancier, polémiste redoutable, révolté de génie et révolutionnaire officiel, coeur d'un Caliban et Ariel, l'homme libre et l'homme enchaîné, le rêveur et le commissaire de la littérature française.
Il avait une sorte de génie au sens à la fois le plus haut et le plus contestable du mot. Le génie de l'imagination et de la soumission, le génie de la mystification et de la fidélité, le génie de la grandeur et de la facilité - et du génie tout court. Il aura été adulé et injurié comme il injuriait et adulait lui-même ceux qu'il croisait sur son chemin. Il avait autant d'ennemis que d'admirateurs - et c'était souvent les mêmes.
Le poète est mort. Qu'il le veuille ou non, il appartient maintenant, n'en doutons pas, au parti communiste. À défaut d'être encore une grande source d'espérance, le parti communiste, à la différence de ses adversaires, sait enterrer ses morts. Force de conservation plus que force d'avenir, il le fera avec éclat. Mais, avec ses ombres et ses lumières, Aragon appartient aussi et surtout à la littérature française. Les militants monteront la garde autour de sa dépouille. Mais, ce qui est plus important, des jeunes gens exaltés se souviendront de lui entre Éluard et Drieu. Ils réciteront ses vers et reliront ses livres tant que la langue française, qu'il maniait comme personne, avec une insolence et une habileté vertigineuses, brillera encore sur le monde.
Il y a des poètes qu'on aime, des romanciers qu'on chérit contre vents et marées, en dépit de tout et de soi. Aragon, vivant ou mort, est un écrivain qu'on admire. Je l'admire plus que personne. Il y a des aspects de sa vie et de sa personnalité que, par respect pour lui, beaucoup préféreront oublier. Peut-être entrons-nous dans un âge où il sera de plus en plus difficile de vénérer en bloc les grands hommes de notre histoire. Aragon, en tout cas, était un écrivain d'une dimension exceptionnelle. Le dernier sans doute des géants de notre temps. Ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas se retrouveront dans le souvenir de ce magicien sans égal, réaliste et lyrique, sentimental et narquois, imprudent et superbe, et jetteront sur sa tombe des lilas et des roses.
Jean d'Ormesson, 1982
Le moderne par excellence
(1992)
Aragon n'est pas seulement, avec Apollinaire et Péguy, avec Claudel et Valéry, un des plus grands poètes de notre siècle. Héritier de Chateaubriand et de Hugo, il inscrit son nom dans la lignée sans égale de cette littérature française qui, de la Cantilène de sainte Eulalie, vers la fin du IXe siècle, ou de la Chanson de Roland, dont tous les écoliers connaissent au moins le nom, jusqu'à Julien Gracq ou Marguerite Yourcenar, court de gloire en gloire sur un peu plus de mille ans. Il contribue à constituer ce trésor commun qui fait l'essentiel de la communauté à laquelle nous appartenons tous : la langue de notre pays. Et il l'illustre mieux que personne. Célébrer le dixième anniversaire de la mort d'Aragon, c'est célébrer ce chef-d'oeuvre collectif qui est notre bien à tous et à chacun : la langue et la littérature française.
Ce qui frappe d'abord chez Aragon, c'est la diversité de ses dons. Il est journaliste, il est romancier, il est poète, il est essayiste, il est critique d'art et polémiste. Et dans chacun de ces genres, dont un seul suffirait à assurer une durable célébrité, il excelle. Aragon est un créateur aux multiples visages et à la facilité déconcertante. Il ne s'exerce pas seulement dans des genres différents. Il épouse tour à tour toutes les passions du siècle. Comme un Picasso, comme un Chaplin, comme un Einstein, il incarne son époque. Il se confond avec elle. Il la traduit et il la marque.
Avant d'illustrer une littérature française dont il sera, par la magie du style, par l'intelligence de la forme, par la tempête des passions, un des maîtres et un des sommets, il s'affrontera d'abord avec elle. Notre littérature est continuité. Elle est aussi rupture. On ne poursuit une lignée qu'en s'opposant à elle. Aragon s'y conna1ît en refus et en rejet. Il a à peine vingt ans qu'il rompt déjà avec le monde ancien. C'est qu'il a vingt ans dans l'enfer de la Premièrre Guerre mondiale. Il ne donne pas dans le conformisme, dans la routine, dans l'abêtissement. Il veut autre chose. Du nouveau. Dans le sillage d'Apollinaire, il rencontre Breton et Soupault. Et Éluard. Et Tzara. S'il contribue à fonder la revue «Littérature», c'est pour se moquer de la littérature - et pour la combattre. Ses pompes, ses solennités, ses ridicules empesés lui sont insupportables. Il se jette dans le dadaïsme, puis dans le surréalisme.
Les textes d'Aragon sont déjà éblouissants. L'écriture automatique est un dogme du surréalisme. Aragon se moque des dogmes. Il écrit avec un brillant, une élégance, une violence, un lyrisme qui ne sont qu'à lui. Le Paysan de Paris, qui ne soutient aucune intrigue, où n'apparaît aucun personnage, qui n'est rien d'autre qu'une promenade à travers des paysages urbains transfigurés par le rêve, est un enchantement. Aragon est déjà Nerval. Ou Lautréamont, Ou peut-être Rimbaud. Il lui reste à devenir Zola. Et peut-être Hugo. Il sera Aragon.
La sortie du mouvement paroxystique qu'était le surréalisme et les rapports entre surréalisme et communisme constituent une des pages les plus fascinantes de notre histoire intellectuelle. On a pu résumer - un peu en gros - l'itinéraire d'Aragon en trois rencontres décisives : Breton, Elsa Triolet, Staline. Elsa Triolet était la belle-soeur d'un grand poète soviétique, ennemi du monde tel qu'il est, un peu plus âgé qu'Aragon et qui allait se suicider à trente-sept ans : Vladimir Maïakowski. L'influence d'Elsa Triolet l'emporta sur celle de Breton et orienta Aragon vers une conception militante du rôle de l'intellectuel au service de la révolution. Il jeta dans cette bataille nouvelle tout le poids immense d'un talent multiforme. Après l'univers onirique du Paysan de Paris, ce fut Hourra l'Oural et l'exaltation lyrique de l'édification du communisme en Union soviétique.
Le monde réel succédait au monde du rêve. Mais le poète, sans cesse, poursuivait son chemin aux côtés du militant et de l'homme d'action. Non seulement Aurélien constitue un admirable roman d'amour dans le cadre général du réalisme socialiste, mais encore l'histoire et ses cruautés vont fournir à Aragon, venu du surréalisme, venu du communisme, l'occasion de revenir à la prosodie traditionnelle et de chanter, plus fort et plus haut que personne, l'amour de la patrie piétinée. Avec le Crève-Coeur, avec Les Yeux d'Elsa, avec la Diane française, dans l'amour, dans la colère, dans l'espérance, Aragon devient le plus grand poète populaire de notre temps. Après Villon, après Marot, après La Fontaine, bien sûr, et après Victor Hugo, il est le poète du peuple de France.
La tradition et la révolte, la patrie et la révolution, l'élégance et la force, l'amour et la violence marchent d'un même pas chez Aragon. Il est capable de tout écrire et la variété de son talent stupéfie ceux qui l'approchent. Impossible, naturellement, de faire ici autre chose que d'effleurer très vite quelques-uns des aspects de son génie littéraire. Impossible de citer tous les livres où il ne cesse de s'exprimer avec un éclat confondant. Quand il revient au roman, il brosse une fresque historique où tous les détails sont exacts, où revit toute une époque et qui est un chef-d'oeuvre du genre : la Semaine sainte. Il parle des peintres merveilleusement et il inspire en même temps à Brassens, à Ferré, à Ferrat quelques-unes des plus belles chansons de notre temps. Il a été le moderne par excellence. Il a été aussi un de ces talents universels qui poursuivent les ambitions des génies de la Renaissance.
Grâce à François Nourissier, qui est mon ami et qui était très lié avec lui - au point qu'Aragon démissionna des Goncourt qui n'avaient pas couronné un roman de Nourissier -, j'ai eu la chance incomparable de connaître Aragon. Il incarnait pour moi tous les prestiques de la littérature, au-dessus de laquelle je ne mettais rien. L'admiration que je lui ai portée m'a encouragé dans la conviction que l'art de combiner les mots les uns avec les autres ouvrait le chemin d'un des deux seuls paradis - l'un est l'amour, bien entendu, et c'est sans doute le même -, que les hommes puissent connaître ici-bas. Ce n'est un secret pour personne que je ne partageais pas les idées politiques d'Aragon. Je n'ai jamais été communiste. C'était donc qu'il y avait quelque chose qui pourrait unir des hommes que séparait la conception qu'ils se faisaient de la société: c'était l'amour des livres et des mots, c'était la puissance des rêves.
Aragon a fait rêver des millions de lecteurs, en France et hors de France. Il leur a appris la beauté, l'audace des idées et des formes, la force des passions, l'amour. D'innombrables jeunes gens ont appris ce qu'étaient la langue française et ses mots de tous les jours en répétant après lui les phrases de lumière et de feu qui se confondent à jamais avec lui :
"Je suis plein du silence assourdissant d'aimer"
"Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire..."
ou
"Au cloître maintenant que Rancé disparaisse
Il n'a de prix pour nous que dans ce seul moment
Et dans ce seul regard qu'il jette à sa maîtresse
Qui contient toutes les détresses
Le feu du ciel volé brûle éternellement"
La première phrase - l'incipit - d'Aurélien : "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide" est devenue aussi célèbre que la première phrase de Madame Bovary ou de l'Éducation sentimentale, que la première phrase de Salammbô - "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar" -, que la première phrase d'À la recherche du temps perdu - "Longtemps, je me suis couché de bonne heure".
Surréaliste, communiste, militant révolutionnaire, résistant aussi, hérault de l'internationalisme prolétarien et du patriotisme, blessé, engagé dans toutes les grandes batailles de ce siècle batailleur, Aragon appartient aujourd'hui à notre patrimoine commun : il est un grand poète français, il est un grand écrivain pour tous les hommes de cette Terre. Parce qu'il a su traduire dans une langue éclatante tant de souffrances et de rêves, il entraîne derrière lui, venus de tant d'horizons différents, des peuples d'admirateurs. Je me range parmi eux. Si Aragon n'avait pas écrit le Paysan de Paris, les Yeux d'Elsa, Aurélien, la Semaine sainte, nous serions tous plus pauvres, plus démunis devant le destin, moins heureux de cette vie, qui est si affreusement cruelle et que les poètes transfigurent.
Je crois qu'Aragon a pris place pour toujours dans l'aventure merveilleuse de la littérature française. C'est déjà beaucoup dire. Je crois qu'il prend place aussi - ce qui est plus encore -, dans l'aventure des hommes en quête de leur destin, à la poursuite de leurs rêves. Il avait sa place, bien entendu, à l'Académie française, entre Julien Green et Lévi-Strauss, entre Dumézil et Ionesco. Pour des raisons différentes, j'aurais voulu faire entrer trois écrivains sous la coupole du quai Conti : Marguerite Yourcenar, Aragon, Raymond Aron. Je n'ai été capable de forcer les barrages que pour la première des trois. Je crois bien, pourtant, que le plus grand des trois était Louis Aragon.
Quelle importance? Aragon n'a pas besoin de l'Académie pour devenir immortel. Il l'est déjà sur les lèvres de tous ceux - "Celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas..." - dont ses mots enchanteurs bercent les joies et les peines. Que de fois, sous le soleil et sous la pluie, en Europe, en Asie, sur les chemins de l'été ou dans les neiges de l'hiver, avons-nous récité, à deux, à trois, à quatre, tout seul parfois, ou en foule, les mots ailés d'Aragon? Il me suffit d'y penser pour que les larmes me viennent aux yeux.
Jean d'Ormesson, l'Humanité du 17 décembre 1992. Les deux premiers paragraphes sont repris dans Le continent Aragon, décembre 2002
Une autre histoire de la littérature française (1997)
Avant-propos
Aragon me transporte.
[...]
Gide, Proust, Claudel, Valéry, Saint-John Perse, Aragon, et tant d'autres, ouvrent indéfiniment des perspectives nouvelles et contribuent plus que personne à la gloire d'une langue française qui règne alors sans rivale.
[...]
Je préfère Chateaubriand à Voltaire et à Lamartine, je préfère Aragon à Sartre et Queneau à Camus. Il est permis de faire le choix inverse. Je dis le mien parce que l'amour de la littérature, qui est naturellement un savoir, est d'abord un plaisir et qu'il y a, pour chacun de nous, une hiérarchie des plaisirs.
[...]
S'il ["ce mince volume"] donne à quelques jeunes gens d'aujourd'hui l'envie d'ouvrir un roman de Stendhal ou de Queneau ou de découvrir un poème d'Aragon, l'auteur aura atteint son but. [...]
Jean d'Ormesson, p. 10, 14, 16, 18
Pascal
Pascal n'est pas seulement un écrivain catholique. Comme Bossuet, comme Bloy, comme Péguy, comme Claudel, il est un catholique qui écrit pour convaincre. Mais son génie est tel qu'il ne s'adresse plus seulement aux croyants, mais à tous ceux qui s'interrogent sur le mystère de l'existence. Et telle est la force de sa pensée et des mots que, lui qui ne croit plus qu'à Jésus, il n'est pas besoin de croire pour le lire encore avec passion et avec admiration. Aragon est communiste et ceux qui ne croient ni en Staline ni en Marx lisent encore avec bonheur non seulement Aurélien, La Semaine sainte ou Les Yeux d'Elsa, mais L'Affiche rouge ou Hourra l'Oural qui sont des poèmes engagés. [...]
Jean d'Ormesson, Une autre histoire de la littérature française, Paris: NiL éditions, 1997, p. 91
Le miroir du siècle
Aragon était capable de tout. C'est un pasticheur de génie qui passe d'Apollinaire à Déroulède et de Barrès à Gorki. Tout le siècle se reflète en lui et il traduit tout son siècle. On pourrait saluer en lui le fils illégitime de Lautréamont et de Rosa Luxemburg. Avec Rostand pour parrain. Incroyablement doué, écrivant n'importe quoi au fil de la plume, parfois des pauvretés, parfois des ignominies et souvent des chefs-d'oeuvre, il est tour à tour poète, critique, romancier, historien, directeur de journal, militant politique, image de vertu et dandy, fidèle et infidèle, surréaliste et stalinien. À un niveau de grâce et de charme peu commun, il est le pot-pourri de l'époque. François Nourissier, qui était son ami - Aragon a démissionné du Goncourt parce que le prix à échappé à Nourissier -, m'a présenté à lui: je l'ai un peu connu. Au-delà de ce qui nous séparait, je l'ai admiré et j'ai aimé ses livres.
[...]
Poète immense qui unit comme personne l'insolence et la polémique au sens épique des mythes et au chant le plus tendre, Aragon est aussi un romancier d'une force et d'une habileté peu communes. [...]
À l'extrême fin de sa vie, après la mort d'Elsa qui l'avait tenu en bride autant que le Parti lui-même, Aragon retrouvera les allures et les audaces du dandysme de la jeunesse. On le verra dans des couleurs vives et sous de grands chapeaux, entourés de jeunes gens si longtemps écartés par les éclairs des yeux d'Elsa. Il sera devenu alors une sorte d'institution, une grande figure nationale, le poète lauréat surgi du communisme et du surréalisme pour chanter l'amour de la patrie ressuscitée et d'Elsa disparue.
J'ai beaucoup admiré Aragon, qui est si plein de défauts. Parce que nous n'étions d'accord sur rien, il m'a appris que la littérature est plus forte que tout. Comme des millions de Français, j'ai su ses vers par coeur. Et du Paysan de Paris au Fou d'Elsa, en passant par Hourra l'Oural qui était franchement engagé, ses livres me faisaient chavirer. Je ne l'ai pas seulement admiré. J'ai eu comme un élan vers l'homme qui avait écrit:
Je suis plein du silence assourdissant d'aimer
ou
Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L'alouette et l'hirondelle La rose et le réséda.
Jean d'Ormesson, p. 291-298
L'ami secret
(1997)
Aragon est un et multiple. Il est un parce que, d'un bout à l'autre d'une vie constamment dominée au-delà des épreuves, il est fidèle à lui-même et à ses hautes ambitions servies par des dons prodigieux. Il est multiple parce que plus qu'aucun autre écrivain de son siècle il épouse son temps et ses phases successives. Pasticheur de génie, caméléon de son temps. Il est, à lui tout seul, l'image et le résumé de toute une série se manifestations et de tendanc es souvent différentes, parfois opposées et même contradictoires. Et il emballe le tout dans la splendeur d'un style incomparable qui le situe au premier rang des écrivains de son temps - et peut-être de tous les temps.
[...]
Aragon est un des fondateurs et une des chevilles ouvrières du surréalisme français. À cette époque, le jeune Aragon brille déjà de mille feux. Il est beau. Il est comblé de dons. Il manie la provocation comme personne et avec un talent éblouissant. Il écrit surtout des livres où éclate ce talent - et, par-dessus tout, un chef-d'oeuvre: Le Paysan de Paris. [...]
L'homme que fut Aragon au temps de sa jeunesse surréaliste [...]. La séduction même. Un charme puissant. La cnscience de ce qu'il est et de ce qu'il doit être. Et, en même temps, quelque chose d'inquit et de divisé contre lui-même. Une faiblesse qui s'allie étrangement à la puissance d'un personnage supérieurement doué.
[...]
[...] Surréaliste et communiste, Aragon est aussi l'héritier de plusieurs générations d'écrivains romantiques et classiques dont il retrouve l'élégance et la force.
[...]
Péguy, Apollinaire, Valéry et Claudel disparus, Aragon est dès lors le plus illustre des poètes français vivants et un écrivain d'une stature exceptionnelle qui s'inscrit dans la grande lignée de la littérature classique. Mauriac ne s'y trompe pas, et le situe à son juste rang qui est naturellement le premier. Journaliste, critique d'art, essayiste, polémiste, Aragon est présent sur tous les fronts [...]. Le rebelle, le surréaliste, le militant communiste, le poète national et populaire est devenu une sorte de poète officiel, massivement fêté, et un monument historique inlassablement visité.
Pour beaucoup d'entre nous, Aragon, loin de ces honneurs publics nés étrangement de leur refus, est un ami secret dont les mots de feu ne nous quittent pas. Il est à la fois la modernité même et un lien vivant avec une tradition qu'il incarne mieux que personne après l'avoir rejetée avec tant de violence. Il descend en droite ligne de Chateaubriand avec qui il partage, non seulement l'éclat du style et l'intelligence historique, mais le thème de Rancé qui, amant de la dichesse de Montbazon, entre à la trappe à la mort de sa maîtresse [...].
Au-delà du romantisme, il ne serait pas difficile de montrer qu'Aragon, poète de la révolte, théoricien de la rupture, renoue avec les classiques - il serait bien intéressant d'établir un parallèle, à première vue surprenant, entre Bossuet et Aragon - et avec notre admirable poésie du XVIe siècle.
Tel qu'il apparaît dans les photographies de Monique Dupont-Sagorin, Aragon est un immense écrivain qui traite de pair à égal avec les ancêtres honnis, étudiés avec soin et savamment prolongés. Il est secret, provocateur, contradictoire, suprême. C'est le plus fidèle des traîtres. Le mentir vrai l'habite. Il est puissant et faible. Il a besoin d'Elsa. Il a besoin du Parti. Les tentations venues de partout, des filles et des garçons, de la Révolution et de la tradition, du déchaînement et de l'ordre, du départ et du retour, du snobisme et de l'indépendance, ne cessent de le menacer. Il est capable de tout et il traduit avec splendeur ce qui l'agite et l'angoisse.
Aragon est le fils naturel de Lautréamont et de Rosa Luxemburg. Avec Rostand pour parrain. Il saute dans tous les trains de l'histoire sans jamais retourner sa veste. Si les communistes, par une de ces aberrations dont l'histoire n'est guère avare, avaient pris le pouvoir rn France, il reposerait au Panthéon à la place de Malraux, ou peut-être à ses côtés,
Rien n'est plus difficile que de deviner, à tâtons, le rang qu'occuperont dans la postérité les artistes d'aujourd'hui. [...] S'il fallait pourtant parier, je parierais qu'Aragon sera encore lu dans cent ans, et peut-être dans cinq cents, par des jeunes gens qui ne sauront plus rien, ou à peine, du communisme ni du surréalisme. Il prend place, sous nos yeux, aux côtés de Ronsard et de Baudelaire, de Saint-Simon et de Stendhal, de Chateaubriand et de Rimbaud, dans la formidable galerie des écrivains français.
Regardez-le. Il est de ceux qui ont changé l'image que nous nous faisons de la vie et qui ont conservé, embelli, magnifié l'instrument qu'à travers les âges lui ont transmis ses ennemis qui étaient aussi ses frères: la langue française.
Jean d'Ormesson, 1997
Le Rapport Gabriel
(1999)
Gide et Aragon me remplissaient de terreur. Le Paysan de Paris d'Aragon était un de mes livres fétiches. Il ne quittait guère ma table et sa lecture me plongeait dans des alternances d'exaltation et de désespoir. C'était un ouvrage qui ne tenait que par le style. Il n'y avait ni intrigue, ni personnages, ni rien. Mais une flânerie sans but et pourtant rigoureuse, une rêverie violente et tout le vertige du merveilleux moderne. Je récitais par coeur des pages entières du livre. Sa perfection nonchalante constituait à mes yeux la plus formidable machine à empêcher d'écrire. Pourquoi vouloir ajouter quoi que ce fût à une réussite si achevée? L'auteur se situait à des hauteurs aussi inexpugnables que son oeuvre. Protégé du vulgaire par les bataillons fanatisés et sacrés de la chapelle surréaliste, puis de la citadelle communiste, il était un mythe, une légende, une espèce de Saint-Graal révolutionnaire et laïque. Le voir et lui parler étaient hors de question.
[...]
J'allais rencontrer, plus tard, au hasard de la fourchette, quelques autres écrivains dont j'avais longtemps rêvé. Grâce à François Nourissier qui était son ami et le mien et me présenta à lui, je finis par approcher Aragon dont je connaissait par coeur beaucoup de vers. Je l'admirais éperdument, et il m'intimidait. Je le trouvais beau. Il avait un côté - qui le rapprochait de Drieu - de cavalier français. Je crois que les contradictions le minaient et qu'il lui fallait des tuteurs et peut-être es bourreaux. André Breton, fils de gendarme - l'autorité -, Staline, ancien séminariste - la terreur, Elsa Triolet, si proche de Maïakovski - le rival -, ont tenu, tour à tour, Aragon sous la menace et à bout de bras. -
Quand je l'ai connu, Elsa s'effaçait déjà et, selon le mot de Jean-Louis Bory, «il avait retrouvé les pédales». Il aimait bomber le torse et donner les preuves d'une virtuosité époustouflante et, à vrai dire, sans égale - il écrivait ses poèmes d'un jet et presque sans ratures - mais qui cachait peut-être quelque fêlure secrète. Un soir que je dînais avec lui, un peu tard, au Lutétia si mes souvenirs sont exacts, et que la conversation se prolongeait dans la nuit, le chauffeur que le Parti mettait à la disposition de notre plus grand poète populaire passa la tête par la porte et demanda, d'un ton timide, s'il lui fallait attendre. Aragon leva la tête, se cala sur sa chaise, me jeta un regard que je n'oublierai jamais et répondit d'une voix douce et très ferme à la fois:
- Je crois, mon ami, que vous êtes payé pour ça.
- Ce sont des mots, murmurai-je dans un souffle, que personne dans ma famille n'aurait osé prononcer.
[...]
Il y avait trois écrivains que je souhaitais ardemment voir entrer sous la Coupole. Le premier était une femme: Marguerite Yourcenar; et il est permis de dire que la bataille fut chaude. Le deuxième était communiste: Aragon; après sa démission des Goncourt, il m'avait confié qu'il ne rejetterait pas l'idée d'une élection triomphale - "Je vais vous dire un secret: je suis snob" - et un des regrets de ma vie est de ne pas avoir assisté à la réception sous la Coupole de l'auteur du Fou d'Elsa et du Paysan de Paris:
Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L'alouette et l'hirondelle La rose et le réséda
Ou:
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant
Le troisième était [Raymond] Aron qui méritait bien, j'imagine, ce qu'on appelle dans le jargon une "élection de maréchal".
Jean d'Ormesson, Le rapport Gabriel. Paris: Gallimard, 1999, p. 204-205, 208-209, 262-263
C'était bien
(2003)
Les livres me faisaient souffrir. Les miens et ceux des autres. Ceux des autres parce qu'ils étaient trop bons. Les miens parce qu'ils ne l'étaient pas assez. Ah! les flammes de l'enfer. Je feuilletais sans fin Le Paysan de Paris d'Aragon, Le soleil se lève aussi d'Hemingway ou Paludes d'André Gide. Je ne pouvais pas les lâcher. [...] Dans Le Paysan de Paris et dans Paludes, franchement, il ne se passe presque rien. [...] Le Paysan de Paris est peut-être plus simple encore [que Paludes] : le héros, dont on ne sait rien, se promène sur les Grands Boulevards et passage des Panoramas. Il profère des mots sans suite. «J'annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l'homme... Entrez, entrez dans les royaumes de l'instantané...» Les larmes me venaient aux yeux. (p.98-100)
[...]
[...] Essayer de passer à la postérité sans le sexe est un pari risqué et le plus souvent insensé. Avec le sexe, c'est un pari presque perdu d'avance. La pornographie d'hier est à peu près certaine de déclencher demain l'hilarité générale. Il faut être Casanova, Sade, Apollinaire, Aragon ou Pierre Louys pour élever le sexe à la hauteur de la littérature. Mais Apollinaire, Aragon et les autres appartiennent d'avance à la famille de ces grands écrivains qui n'ont pas besoin du sexe pour écrire des chefs-d'oeuvre. Ils s'en servent s'ils veulent, pour notre lus vif plaisir, et ils pourraient s'en passer. Ils font ce qui leur plaît. Et, parce qu'ils sont si grands, ce qui leur plaît nous plaît. (p. 111)
Jean d'Ormesson, C'était bien. Paris: Gallimard, 2003
Et toi mon coeur pourquoi bats-tu
(2003) Postface
[...] quelque divers qu'ils puissent être et même quand ils s'opposent avec violence à tout ce qui les a précédés, trois poètes surtout s'inscrivent dans notre tradition la plus éclatante : Pégy, Valéry, Aragon.
Quand nous nous interrogeons avec fièvre sur les gloires nationales à faire entrer au Panthéon, pourquoi le nom de Péguy n'est-il jamais prononcé ? Catholique souvent dissident, socialiste ardent, partisan e Dreyfus, symbole d'un esprit résistant confisqué par Vichy qui se situait à l'extrême opposé, il incarne le peuple français dans son génie et dans sa diversité. Est-il possible d'imaginer que sa mort pour une patrie ingrate sur un de ces champs de bataille qu'il avait célébrés d'avance puisse être portée à son débit ? D'une intelligence étourdissante, Paul Valéry a été une espèce de poète officiel de la République - et pourtant un vrai et authentique poète. Le plus important de tous, à mes yeux, devant Valéry et devant Péguy, celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, reste Louis Aragon, rebelle à l'enfance massacrée, mystificateur en tout genre, agitateur surréaliste, militant communiste, magicien tout terrain : son génie poétique et littéraire le situe parmi les plus grands écrivains français et l'approche de Hugo.
Jean d'Ormesson, "Postface", Et toi mon coeur pourquoi bats-tu. Paris: Robert Laffont, 2003, p. 419
LIRE AUSSI: Aragon selon garaudy, par Luc Collès