"Infiniment plus" d'Anne-Lise Grobéty

Publié le 26 novembre 2012 par Francisrichard @francisrichard

Sur le site lesobservateurs.ch, il y a un peu moins de trois semaines, Alice Mignemi écrivait un très bel article consacré à Anne-Lise Grobéty où elle montrait que celle-ci était une véritable pianiste des mots. Mais elle était infiniment plus que cela. La forme, qui servait d’écrin à ce qu’elle écrivait, n’en occultait pas pour autant le fond, mais, au contraire, de par sa séduction, lui permettait de le mettre en valeur et d’emporter la conviction du lecteur.

Alice Mignemi terminait son article par une citation tirée d’Infiniment plus, justement, un roman écrit en 1989. Comme je ne connaissais pas ce livre, l’article d’Alice Mignemi m’a donné envie de le lire, de me plonger une nouvelle fois dans l’univers singulier de l’écrivain neuchâtelois, qui a accordé tant d’importance à la forme, comme un respect dû au lecteur, sans pour autant négliger le fond, très féminin comme elle.

Son héroïne, Iona, est une jeune enseignante. Elle a accepté de remplacer une collègue pendant une année scolaire, dans une ville située au nord de celle où elle habite, ville qui ressemble comme deux gouttes d’eau à La Chaux-de-fonds, et qui se trouve, comme par hasard, à mille mètres d’altitude, ce qui en fait la plus haute ville d’Europe…

Pourquoi a-t-elle accepté cette mission alors qu’elle est fiancée à un ami d’enfance, Maurizio, qui est ingénieur? Elle ne le sait pas elle-même au début de cet exil volontaire. Elle a seulement la certitude d’un manque. Mais elle est si bien élevée qu’elle n’a guère l’idée d’écouter au fond d’elle-même: cela ne se fait pas.

En regardant la photo de son ami, posée à la droite de sa table de travail, elle sait seulement que son visage est fait de deux moitiés en désaccord l’une avec l’autre, et qu’au fond, elle n’aime ni l’une ni l’autre:

«Le côté droit, bien en place, sûr de lui, celui d’un jeune homme engagé dans le cursus de la vie avec l’air de savoir où il va, fait de traits assurés quant à son avenir, et le côté gauche, celui d’un grand timide un peu benêt, hésitant en tout, avec cette toute petite portion de sourire arrachée in extremis à la commissure

Dans son enfance Iona s’est révoltée par trois fois: en refusant de manger du foie d’un petit veau qu’elle s’était prise à aimer, de mettre des gants et de jouer du violon. Mais ce n’était que ronds à la surface d’une eau qui s’était refermée bien vite pour redonner toute sa place à son mutisme d’enfant résignée et docile.

Quelque chose lui manque donc, mais ce n’est pas Maurizio. Iona va peu à peu le comprendre et retrouver la parole, en étant regardée sans désagrément, aux premiers jours du printemps, par d’autres hommes que lui, et en regardant deux jeunes gens de son école, Lise et Clément, qui marchent enlacés, qui sont – et vont – si bien ensemble, dont les gestes d’amour sont naturels, et dont elle cherche à «voler du regard un peu de leur amour».

Car son manque, qui la tourmente, est en fait un manque d’amour, de désir, deux mots qu’elle n’a jamais entendus chez elle:

«L’échec, la rupture, la mort, les conflits n’existaient pas. Mais l’amour non plus. Le désir ? N’en parlons pas.»

Iona est atrocement seule et ses plaisirs sont désespérément solitaires. Elle se sent vide. Alors elle comble ce vide en fantasmant sur Lise et Clément. Elle s’imagine partager leurs jeux amoureux, d’être trois ensemble à s’aimer. Mais ce ne sont que rêveries. En réalité ils l’ignorent superbement. Elle est mortellement jalouse de les savoir ensemble et de se savoir à jamais écartée de leur amour. Elle demeure «à la consigne de l’amour».

Il lui faudra du temps pour comprendre pourquoi Maurizio, ce «garçon si bien, d’une toute bonne famille» ne lui convient pas, pourquoi elle n’est avec lui «ni à l’aise ensemble, ni au milieu des autres». Elle ne le saura, et le lecteur avec elle, qu’à la toute fin du livre, après errances de son corps et de ses sens.

Maurizio est en fait d’une rigidité mortelle comme les personnages des fresques de Charles Humbert qui ornent le bureau du directeur de l’école où enseigne Iona pour un an, et qui l’ont tant frappée. Il n’est donc pas étonnant que leurs tentatives charnelles de s’unir aboutissent à des fiascos. Maurizio appartient bien au monde de ses parents à elle, «où tout était absent»:

« Le laid, donc la beauté du même coup, la souffrance et la peur, donc le bien-être et la confiance, la privation, donc la plénitude, la haine donc l’amour, le désir, donc la volupté et le plaisir.»

Ce monde est ainsi parce que les parents d’Iona sont attachés aux apparences – qui les protègent –, et qu’ils ne s’aiment pas:

«Pendant tout le temps qu’ils employaient à ne pas s’aimer, ils n’avaient pas une minute pour m’aimer moi!»

Face à un père, porté sur la gent féminine, parce qu’il ne trouve pas satisfaction chez lui, qui ne s’intéresse qu’à ses grâces naturelles, et non pas à son esprit, Iona, inconsciemment, prend le parti de sa mère, en devenant la meilleure élève du monde et en ne gardant qu’une petite part en elle de révolte contre ce choix, pour le lui faire payer, un peu.

Iona cherche en définitive à vivre pleinement, tout simplement, en dehors de ce carcan familial, qui la rend malheureuse et lui ôte la parole.

Le lecteur ne sera pas surpris qu’Iona appartienne, comme l’auteur, à cette génération de femmes adolescentes dans les années 1960…Toute une époque… La mienne.

Une fois le livre lu, le lecteur comprend enfin son épigraphe:

«Ainsi,

en un instant,

j’ai noué à ma mère;

ainsi,

sur la pointe d’épingle du temps,

j’ai noué à la vie et au printemps.

Mais,

nouer à soi-même et nouer au monde

– nouer à l’amour! –

prend beaucoup plus de temps.

Infiniment plus de temps…»

Francis Richard

Infiniment plus, Anne-Lise Grobéty, 368 pages, Campoche