Seule. Comme Dieu l'a voulu. Assise sur le
grand fauteuil dans l'antichambre obscure. Et cette voix, en elle : « Tant de temps a-t-il donc
passé ?». C'est ce que le docteur maintenant laisse entendre.
« Mais
oui ! Mais oui, mon pauvre Lyokha ! Savez-vous que je serais devenue vieille, à
ce qu'il paraît ? ».
Et la tête du bon petit vieux, allongée par
une barbe fourchue, grisonnante.
Il se rapproche, heurte le plancher à
petits coups de talon. Puis il s'éloigne du halo de l'abat-jour. Ce dos étroit
et court creusant le vide où il finit par disparaître avec ses souliers laqués,
ces couinements comme une ombre furtive traverse les murs de l'antichambre. Ce
gloussement si discret.
Autour d'elle le fauteuil a grincé. Le
fauteuil grince. Elle écarte le rideau de quelques centimètres. Son front
s'éclaire dans le carreau humide du judas, en plein cintre. Un œil filtre de
dessous ses paupières. Sous l'icône la pendule danse. Ses lèvres s'animent,
ourlées d'un fin duvet poivré.
Tant
de temps a-t-il donc passé ? se répète-t-elle à elle-même. Et pour cela il ne reviendrait jamais ?
C'est qu'elle délibère. Au long des heures.
« Jamais, petite mère ! ».
Pauvre petit docteur au gloussement si poli.
Là-bas, comme autrefois la neige, le
village, puis la forêt au loin qui se masse à la naissance du ciel, un grand
ciel, désert, blanc. Aussi blanc qu'une joue. La ruelle serpente entre les murs
noirs. A peine quelques petits boutiquiers le long des bicoques en pelisse
croulant sans lanterne sous le fardeau de la fatigue, quelques passants en
bottes de fourrure, le traîneau dont la volée de clochettes éveille l'ombre à
un vacarme éblouissant avant de disparaître.
A la synagogue, Itzik n'a pas allumé. Il
est trop tôt sans doute. La neige n'a pas cessé depuis des jours. La longue
main de Raca est devenue sèche, truitée, quasi transparente. Cependant, elle
est restée ferme, elle ébauche un geste. Puis elle reste un temps crispée sur
la dentelle rêche du rideau. Ensuite elle s'évanouit.
Ne jurerait-elle pas, chaque fois, que la
voix familière lui répond depuis le fond du silence ? Chaque fois il
semble à la vieille dame reconnaître le souffle bien-aimé, le bruissement
imperceptible des mouvements que le jeune homme fait pour traverser la nuit
jusqu'à elle.
Il se rapproche. D'un pas lent,
précautionneux, de voyageur fourbu, il est vrai, mais insoucieux du courant
d'air. Il est si délicat,
songe-t-elle en reconnaissant dans la nuit le jeune homme si beau dans son si
beau costume de drap mauve.
Parce qu'il aime Raca. Aujourd'hui encore
il a pensé à glisser ses deux pieds charnus dans les mules en feutrine
disposées sous le rouleau sacré. Lyokha est ainsi. Il est revenu de la steppe,
du plus loin d'un monde redoutable. Il a parcouru tout seul et à pied des
millions de verstes avant d'atteindre le village et de heurter au carreau embué
de la vieille dame et voilà qu'il glisse ses deux pieds dans les mules en
feutrine, accomplit quelques pirouettes sur le tapis, ce faisant il la
considère avec une tendresse infinie et songeuse.
Toujours, satisfait du confort des mules
après l'empois des bottes qu'il a abandonnées dans un coin d'obscurité humide,
loin du rouleau sacré, Lyokha finit par s'approcher du fauteuil où elle sourit
béate. Il sourit à son tour comme après la récitation des prières.
Ses os craquent, saillent et se replient
pêle-mêle sous le drap mauve. Et le frémissement de sa voix, mon Dieu. Non ! Sa
voix n'a pas changé, non plus la voix de Raca. Toujours jeune. Toujours
énergique et douce, d'une déférente gravité. Une voix aux mâles inflexions.
Câline, enveloppante jusque dans les intervalles de silence.
Et son odeur, toute de tabac et de vanille
pour éloigner les poux. D'homme pieux et indomptable. Une égale expression
d'enchantement parmi ses traits qu'un reste d'enfance adoucit encore.
Quelle jeune fille ne serait pas émue par
tant de grâce ? « Je vous aime,
Raca Ouzova » avait-il murmuré, une longue mèche noir de jais
tremblant dans son regard.
Et cet autre souvenir : « Mazel tov ! Mazel tov ! »
s'était exclamé le premier violon de l'Opéra mandaté par maman Dodie, qui était
si riche. Et avec cela ces mains filetées de sombre, joyeuses et frénétiques
qui battaient le rythme des danses remontées du souvenir. Les kopecks sonnant
clair au fond des poches à bouton. Les bottes retombaient lourdement sur la
brume.
Il neigeait comme à Akaïovna-Koznessenk. Il
faisait froid. Depuis l'aube presque nuit. Le givre étincelait aux vitres des
habitations. Les parents et les grands-parents, les connaissances, des gens
qu'on ne connaissait pas, accourus des bourgades voisines, tout ce monde avait
trouvé refuge sous les poutres de la salle des fêtes noircies par la fumée, une
construction misérable où les sept bougies qu'on avait alignées sur un coffre
en bois d'érable faisaient saillir des yeux d'apparitions, enfouissaient les
joues dans les bouches grandes ouvertes.
Au-dehors l'opiniâtreté du vent dont
parvenait jusqu'à vous la rumeur confuse, assourdie par les lambeaux de
courtine fixés aux cloisons. Un volet au fond oscillait entre ses crochets
rouillés. Certains jours, disait-on, le haut du ciel était aussi ocre que le
pisé des murs. L'eau avait gelé dans le puits de Dodie Ouzova, les doigts
étaient gercés, les ongles douloureux.
Raca n'a oublié ni ces couplets ni ces
rires que des groupes de jeunes hommes sanglés dans des uniformes de
circonstance poussaient en chœur le long des ruelles abruptes. Ni ces salves de
poudre illuminant au loin le ciel.
Le premier violon de l'Opéra (« Le célèbre premier violon de
l'Opéra! » ; ainsi Dodie Ouzova avait-elle présenté l'étranger
aux apparitions rassemblées autour du coffre) n'avait pas plutôt attaqué le Chor des Volkes im Tempel sous les
poutres du plafond que l'adorable Lyokha, pris de vin, était parti d'un fou
rire. Au point que se levant soudain du banc où il s'était laissé tomber une
seconde auparavant, le col de sa chemise dégrafé, il avait heurté une poutre du
front. Les doigts griffus qui s'étaient refermés dans la suite autour du petit
poignet furtif. « Venez,
Rakiniotchka ! »
Alors le train des heures, des années,
sans doute, était déjà inscrit sur le cadran en émail de la pendule de Raca
Rushnevska née Ouzova.
Ce vent qui prolongerait plus tard,
en elle, les trilles du premier violon de l'Opéra. Sans doute Raca avait-elle
fini par s'endormir sur les genoux du jeune homme. Le traîneau où tous deux
avaient pris place à l'abri sous une bâche de toile volait depuis une éternité
à travers un monde blanc et sonore, embué comme un grand ciel, lorsque les
premiers feux d'un village avaient étoilé la nuit. Une nuit sans fin et à peine
sombre, aussi blanche qu'un jour ordinaire, aussi silencieuse tout à coup après
que la rosse pie eut été stoppée : « Aïe !
Aïe ! » criait à son côté le jeune homme. Les rênes tremblaient
quelques instants encore devant lui puis se tendaient brusquement tandis que
presque debout il s'arc-boutait et qu'une dense bouffée de buée aveuglait une
seconde les voyageurs.
Puis des bicoques en enfilade, comme
à Lüdech. Toutes pareilles et construites en bois de mélèze. « Venez, Rakiniotchka ! »
Elle avait obéi, elle était venue, en escarpins de cérémonie comme Dieu l'avait
voulu. La tête honteusement enveloppée dans le châle de prière qu'elle n'avait pas
eu le temps d'ôter.
Une neige scintillante s'était mise à
craquer sous leurs pas dans le halo de la lanterne. On devisait à voix haute.
La lanterne grésillait imperceptiblement, cela fumait comme à l'inhumation des
morts, se balançant entre les bicoques dont les portes, auxquelles on avait
frappé du poing, s'entrouvraient sur des faces ahuries de dormeurs.
Raca était si lasse alors que le
moindre geste du jeune marié, sa moindre parole lancée en l'air avec véhémence
comme une exhortation à le suivre la faisaient heurter le bras dont elle
sentait chaque fois l'étreinte se resserrer autour de sa taille.
Etaient-ils enfin arrivés ? Il lui
parut qu'il y avait si longtemps que les trilles du violon s'étaient tus en
elle, la violence du vent ne s'était pas apaisée.
« Lyokha… Vous rappelez-vous ? » interroge-t-elle un ton plus haut,
suppliante. « Tant de temps a-t-il
donc passé ? Serais-je donc devenue si vieille ? » Elle
interroge, elle écoute. Puis elle soupire. Elle se représente un instant le
traîneau à l'arrêt devant la synagogue, au coin de la ruelle en pente. « Seriez-vous devenu muet comme moi je
serais devenue aussi vieille que le docteur me l'assure à présent ? »
Assise immobile sur le fauteuil de
l'antichambre, elle regarde les deux mules en feutrine disposée l'une sur
l'autre depuis toujours sous le rouleau sacré, elle se souvient. Elle éprouve
de nouveau au bord de ses paupières la morsure de la longue traversée
d'autrefois. Elle chuchote. Oui, depuis toujours. Elle pouffe derrière sa
longue main quasi transparente.
« Je suis si heureuse… si heureuse que vous soyez revenu… commence-t-elle. N'avais-je pas raison de répéter au docteur
que vous reviendriez comme vous me l'aviez promis cette nuit-là ? Etais-je si
folle d'y croire ? »
Sur le mur d'angle, parmi les plis de
dentelle retombant sans bruit au côté de la vieille dame, l'ombre de sa main de
retomber à son tour. Le crissement de son corsage, autour d'elle, le lacis des
veines dans son giron.
« C'est que je vous aime, Alekseï Rushnevsky… » articule-t-elle dans l'obscurité sur
un ton de prière. Ce fin duvet qui luit sous l'aile de son nez. « Combien d'heures, combien d'années
s'est-il écoulé depuis la noce ? Cela fait-il si longtemps ?
N'aviez-vous pas à faire au loin avant de revenir auprès de la si chère petite
Rakiniotchka ? Mais oui, elle vous attendait, ma foi. Elle vous attendait comme
elle vous l'avait promis cette nuit-là… »
A peine sorti de son sommeil, le bedeau de
la synagogue
avait bondi autour des étrangers, élevant haut sa lanterne au-dessus de sa
toque ; et ses yeux espiègles que l'insomnie baguait de noir, sa voix sans
trace d'étonnement, au timbre rieur, qui répétait en soufflant une haleine
diaphane parmi les poils tout raides de sa barbe : « Voulez-vous suivre Itzik ? »
Lyokha était si discret dans son costume de
drap mauve qu'il ne s'était pas ouvert à Itzik autrement qu'à demi-mot des
motifs qui l'avaient poussé à éloigner Raca de Lüdech, et sans même attendre la
fin du repas.
A Lüdech, tout le monde savait qu'elle
souffrait d'un mal inconnu alors de la médecine des campagnes : une manière de
mélancolie, de bile rebelle à toutes les décoctions, à tous les clystères
adoucissants qu'on lui avait administrés un temps avant de découvrir les
propriétés d'un breuvage à base de bilirubine. Cependant, la bilirubine était
devenue rare puis introuvable, là-bas, avait chuchoté Lyokha à l'oreille du
petit bedeau.
Or le temps pressait. La fortune de Dodie
n'aurait pas suffi pour conjurer le mauvais sort, aucun ersatz n'aurait pu être
substitué au remède béni, pas même les plus douces paroles, si nécessaires
pourtant dans les cas de mélancolie.
Le rabbin Moïsher, sommé de débrouiller
sur-le-champ les desseins de la Providence, n'avait pu qu'avouer son
impuissance. Mais l’on avait écouté avec gratitude les phrases de réconfort
qu'il avait débitées, confuses et aussi énigmatiques que le mal dont Raca
souffrait, certes, mais, autant que ses prières un moment plus tôt et ses
invocations, toutes inspirées par une sagesse de prophète. Ses phrases, le
frémissement qui entrecoupait son souffle, la lueur de ses yeux nuit, tant
d'émotion qu'un sourire en demi-lune arrivait mal à endiguer. Mais que pouvait
cette émotion contre un mal dont pour comble d’infortune une jeune mélancolique
pouvait mourir d’un jour, d’un moment à l’autre ?
C'était un soir d'automne traversé par un
ciel aussi clair qu'un reste d'été. La neige tombait sans relâche derrière les
vitres où s'élargissait dans les coins un ourlet éclatant.
Ah ! Une salle des fêtes si étroite et
si enfumée, avec ses lambeaux de courtine. Cela ressemblait-il à un lieu de
noces ? Certains parmi les apparitions rassemblées ce jour-là autour du coffre
en bois d'érable murmuraient que de sourdes rumeurs étaient venues à enfler aux
frontières du pays. Mais Lyokha aimait tant Raca, de toute façon : n'était-il
pas prêt à sacrifier sa vie pour partir à la recherche de l'antidote
introuvable à Lüdech ?
Oui, Raca croit cela, elle, n'en déplaise
au pauvre petit docteur. N'était-ce pas le père de Lyokha qui avait interrompu
le rabbin à un moment pour dire à maman Dodie en larmes : « Personne n'aurait-il donc jamais entendu parler de cette petite
bourgade au-delà de la frontière ? Akaïovna-Koznessenk… Si nous-mêmes n'étions
pas si vieux… Ce serait un nid idéal pour de jeunes mariés… Et puis personne ne
songerait à vous chercher là-bas, avait-il poursuivi en s'adressant aux
enfants. Ecoutez encore ceci : je viens
d'apprendre qu'on peut y trouver tous les remèdes ! Est-ce que vous
m'entendez ? Tous les remèdes ! »
Comment aurait-il su alors que les
pharmacies y avaient toutes été pillées entre-temps ? C'est ce qu'Itzik,
qui avait accueilli les voyageurs à Akaïovna-Koznessenk, avait révélé en aparté
au jeune homme.
La longue traversée avait mis leurs
nerfs à vif. Ils s'étaient laissés guider à travers le dédale d'une
bourgade que ni l'un ni l'autre ne connaissaient. Jusqu'à une maison surélevée d'un étage, qu'Itzik mettait à leur disposition, deux fenêtres en façade, un judas en plein
cintre, un escalier qui tournait sous les pas.
Elle s'élevait non loin de la
synagogue et la pendule y chuchotait sous l'icône avec des sinuosités de fuite
d'eau. Au-dehors, il neigeait, le vent soufflait. La lanterne chuintait sur une
longue table occupant le milieu de l'antichambre, la lueur éclairait par
instants la dentelle d'un rideau, un pan de mur bas, sans crépi, un dépôt
d'humidité sous le rouleau sacré.
Raca se souvient. Le printemps était venu
avec la raspoutitsa. Puis l'été et l'automne, enfin le long hiver. C'est que le
temps s'était écoulé, les années s'étaient succédé. Raca était seule. Raca
attendait. Une éternité que les trilles du violon s'étaient tus en elle, alors.
Mais elle était si lasse. Elle déciderait bientôt d'écrire de longues lettres à
maman Dodie mais aucune réponse ne lui parviendrait jamais.
Maman Dodie avait-elle oublié ses
enfants ? Pendant ce temps les rumeurs se précisaient aux abords des
frontières : on signalait maintenant que des têtes avaient été mises à prix.
Des hordes sauvages déferlaient sur la steppe, dévastaient des villages. Des
populations avaient été massacrées. On retrouvait à l'aube les restes de
dépouilles jetés pêle-mêle dans les fossés, dans les décharges, des corps
décapités et brûlés, pendus. De femmes, d’hommes, d’enfants. De chiens aussi.
On parlait d'ennemis du peuple. Cette puanteur. Pouah !
Les nouvelles se propageaient vite. Dodie
Ouzova, conseillée par les connaissances, avait réuni une fortune dans un étui
de galuchat qu'elle avait fait envoyer par le rabbin aux jeunes gens pour
qu'ils puissent gagner un autre village, Trora, plus éloigné encore de Lüdech
qu’Akaïovna-Koznessenk.
On disait que Trora était introuvable pour
qui en ignorait l'emplacement exact. Tous les remèdes y étaient à vendre,
n'est-ce pas ? Le rabbin, qui avait prié, en était sûr.
Dans sa lettre il avait écrit : Tous les remèdes y sont à vendre, mes
enfants. Partez vite : les brigands se rapprochent !
A peine cependant si la somme reçue par
miracle, une semaine après l'installation des mariés à Akaïovna-Koznessenk,
avait suffi à l'achat d'un billet de chemin de fer : un seul convoi circulait
et des ordres seraient donnés au mécanicien par le célèbre premier violon de
l'Opéra qui avait décidé de quitter le pays par ce train-là. Lui seul savait où
le convoi devait faire halte. Il expliquerait à Alekseï comment effectuer
ensuite à pied le reste du chemin conduisant à Trora.
Raca n'aurait qu'à attendre, cachée seule
ici, dans la zone grise de l'antichambre, le retour du bien-aimé : les jeunes
hommes sanglés dans des uniformes de circonstances n'avaient pas paru à
Akaïovna-Koznessenk ; les pillards, leur avait expliqué Itzik, avaient en
effet déjà commis leurs méfaits et les nuits y étaient tranquilles, que la
malédiction accable ses enfants et ses petits-enfants s'il ne pouvait le
prouver.
Les volets des boutiques restaient même
levés, désormais. « Rien à craindre
à Akaïovna-Koznessenk ! » assurait-il. Au surplus, il était
convenu que le jeune homme ne serait absent que quelques semaines.
Quelques semaines. C'est ce que Lyokha
lui-même avait juré en fouettant la rosse pie au moment de partir pour la
station : le temps qu'il trouve à Trora l'antidote miracle, qu'il écrive
à Dodie pour obtenir le prix de son retour auprès de Raca. Qui sait, peut-être
pourraient-ils gagner ensuite Trora tous les deux, s'y établir, s'y aimer, pour
toujours, demander à tout le monde de les y rejoindre ? Maman Dodie était si
riche.
Lyokha avait juré de revenir vite. Son
traîneau déjà parvenu au fin fond de la nuit claire, le tintement des grelots
qui persisterait longtemps dans les oreilles de Raca.
Avec les années, les heures avaient
fini par mêler les pistes en elle, les y entrecroisant aussi solidement que les
motifs du rideau brodé de l'antichambre.
Les nouvelles continuaient de se
répandre, or elles étaient tellement contradictoires. Souvent, Raca avait
imaginé sa mère s'efforçant en vain de trouver le sommeil, les bras entravés
par les manches trop amples de sa chemise en soies folles. « Raca ! Raca ! se lamentait la voix dans le silence. Me reviendras-tu quand tu seras enfin
guérie ? »
Mais pourquoi maman Dodie ne
répondait-elle pas aux longues lettres de Raca ? Etait-il possible qu'elle eût
oublié ses si chers enfants ? Qu'était-elle devenue ? La voix se lamentait
jusque dans son sommeil : « Me
reviendras-tu ? Me reviendras-tu ? » Absorbée bientôt par le vent
et les bruits aussi nombreux, dans l'obscurité, que ceux de leurs ombres la
nuit de leur arrivée à Akaïovna-Koznessenk, leurs ombres entraînées, bousculées
à leur suite comme ils s'élevaient entre les deux parois humides de l'étroit
escalier. Les parois s'écartaient, se refermaient derrière les jeunes mariés
tandis qu'ils suivaient à tâtons le coude d'un couloir inconnu.
Cette odeur toute pénétrée de tabac
et de vanille pour éloigner les poux. « Que
sont-ils devenus ? » reprend Raca, tout à coup. Le père de Lyokha
et le rabbin Moïsher, les parents, les grands-parents, les oncles illustres…
Les innombrables connaissances rassemblées sous les poutres noircies de la
salle des fêtes de Lüdech…
Oui, un si beau lieu de noces, malgré
tout. Et Dodie Ouzova qui offrait son bras frémissant à Alekseï Rushnevsky,
tandis que les trilles du premier violon de l'Opéra dispersaient les volutes de
fumée… se souvient-elle. « Me reviendras-tu ? »
Le jeune homme, silencieux depuis le
départ du shamash, s'était remis
cette nuit-là à parler dans la chambre minuscule de l'étage où ils étaient
enfin parvenus, harassés. A mi-voix comme à la récitation des prières. Une voix
très douce, aussi fragile que la buée entre ses lèvres brûlées par le froid,
mais si nécessaire, dans les cas de mélancolie. N'est-il pas étrange qu'elle
n'ait pas changé ?
La nuit de son départ le jeune homme
parlait encore, relisait pour la millième fois la lettre du rabbin Moïsher. « Je vous aime, Raca Ouzova. »
faisait-il enfin. Il était parti d'un grand éclat de rire. Il tirait une boîte
de sa poche et allumait une cigarette dont il soufflait la fumée par les
narines en renversant la tête en arrière à la façon d'un cosaque.
Oui, il reviendrait vite, disait-il.
Il avait juré. Il répétait, fiévreusement : « Puisque
je vous jure, Rakiniotchka, que je reviendrai vite auprès de vous ! »
Raca écoute, les paupières mi-closes.
Raca est si heureuse de reconnaître soudain les trilles du violon que l'archet
déroule de plus en plus vite dans les ténèbres, autour d'elle… Elle est si
heureuse.
Elle sourit. Immobile dans le halo du
judas. Tant de temps a-t-il passé, tant d'années ? Pauvre petit docteur, au gloussement
si poli.
Voilà qu'elle pouffe, l'œil fixé sur
le cadran en émail de la pendule suspendue sous l'icône. Quelle heure est-il, maintenant ? s'interroge-t-elle parfois en
caressant du bout du doigt le fin duvet poivré de ses lèvres. Puis elle regarde
les mules en feutrine disposées l'une sur l'autre sous le rouleau sacré et le
jeune homme qui se penche en avant, si beau dans son si beau costume de drap
mauve.
Comme autrefois, il frotte une
allumette malgré le courant d'air. Il allume la lanterne. Sa large ceinture
luit faiblement autour de sa taille.
Raca hurle dans le silence.
Paris, 1999
Copyright © 2012 - Simon Henique
Reproduction interdite, sauf accord exprès de l'auteur