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Les tristes noces de Raca Rushnevska, née Ouzova

Publié le 26 novembre 2012 par Siheni
Les tristes noces de Raca Rushnevska, née Ouzova   Seule. Comme Dieu l'a voulu. Assise sur le grand fauteuil dans l'antichambre obscure. Et cette voix, en elle : « Tant de temps a-t-il donc passé ?». C'est ce que le docteur maintenant laisse entendre.   « Mais oui ! Mais oui, mon pauvre Lyokha ! Savez-vous que je serais devenue vieille, à ce qu'il paraît ? ».   Et la tête du bon petit vieux, allongée par une barbe fourchue, grisonnante.   Il se rapproche, heurte le plancher à petits coups de talon. Puis il s'éloigne du halo de l'abat-jour. Ce dos étroit et court creusant le vide où il finit par disparaître avec ses souliers laqués, ces couinements comme une ombre furtive traverse les murs de l'antichambre. Ce gloussement si discret.   Autour d'elle le fauteuil a grincé. Le fauteuil grince. Elle écarte le rideau de quelques centimètres. Son front s'éclaire dans le carreau humide du judas, en plein cintre. Un œil filtre de dessous ses paupières. Sous l'icône la pendule danse. Ses lèvres s'animent, ourlées d'un fin duvet poivré.   Tant de temps a-t-il donc passé ? se répète-t-elle à elle-même. Et pour cela il ne reviendrait jamais ?   C'est qu'elle délibère. Au long des heures. « Jamais, petite mère ! ». Pauvre petit docteur au gloussement si poli.   Là-bas, comme autrefois la neige, le village, puis la forêt au loin qui se masse à la naissance du ciel, un grand ciel, désert, blanc. Aussi blanc qu'une joue. La ruelle serpente entre les murs noirs. A peine quelques petits boutiquiers le long des bicoques en pelisse croulant sans lanterne sous le fardeau de la fatigue, quelques passants en bottes de fourrure, le traîneau dont la volée de clochettes éveille l'ombre à un vacarme éblouissant avant de disparaître.   A la synagogue, Itzik n'a pas allumé. Il est trop tôt sans doute. La neige n'a pas cessé depuis des jours. La longue main de Raca est devenue sèche, truitée, quasi transparente. Cependant, elle est restée ferme, elle ébauche un geste. Puis elle reste un temps crispée sur la dentelle rêche du rideau. Ensuite elle s'évanouit.   Ne jurerait-elle pas, chaque fois, que la voix familière lui répond depuis le fond du silence ? Chaque fois il semble à la vieille dame reconnaître le souffle bien-aimé, le bruissement imperceptible des mouvements que le jeune homme fait pour traverser la nuit jusqu'à elle.   Il se rapproche. D'un pas lent, précautionneux, de voyageur fourbu, il est vrai, mais insoucieux du courant d'air. Il est si délicat, songe-t-elle en reconnaissant dans la nuit le jeune homme si beau dans son si beau costume de drap mauve.   Parce qu'il aime Raca. Aujourd'hui encore il a pensé à glisser ses deux pieds charnus dans les mules en feutrine disposées sous le rouleau sacré. Lyokha est ainsi. Il est revenu de la steppe, du plus loin d'un monde redoutable. Il a parcouru tout seul et à pied des millions de verstes avant d'atteindre le village et de heurter au carreau embué de la vieille dame et voilà qu'il glisse ses deux pieds dans les mules en feutrine, accomplit quelques pirouettes sur le tapis, ce faisant il la considère avec une tendresse infinie et songeuse.   Toujours, satisfait du confort des mules après l'empois des bottes qu'il a abandonnées dans un coin d'obscurité humide, loin du rouleau sacré, Lyokha finit par s'approcher du fauteuil où elle sourit béate. Il sourit à son tour comme après la récitation des prières.   Ses os craquent, saillent et se replient pêle-mêle sous le drap mauve. Et le frémissement de sa voix, mon Dieu. Non ! Sa voix n'a pas changé, non plus la voix de Raca. Toujours jeune. Toujours énergique et douce, d'une déférente gravité. Une voix aux mâles inflexions. Câline, enveloppante jusque dans les intervalles de silence.   Et son odeur, toute de tabac et de vanille pour éloigner les poux. D'homme pieux et indomptable. Une égale expression d'enchantement parmi ses traits qu'un reste d'enfance adoucit encore.   Quelle jeune fille ne serait pas émue par tant de grâce ? « Je vous aime, Raca Ouzova » avait-il murmuré, une longue mèche noir de jais tremblant dans son regard.   Et cet autre souvenir : « Mazel tov ! Mazel tov ! » s'était exclamé le premier violon de l'Opéra mandaté par maman Dodie, qui était si riche. Et avec cela ces mains filetées de sombre, joyeuses et frénétiques qui battaient le rythme des danses remontées du souvenir. Les kopecks sonnant clair au fond des poches à bouton. Les bottes retombaient lourdement sur la brume.   Il neigeait comme à Akaïovna-Koznessenk. Il faisait froid. Depuis l'aube presque nuit. Le givre étincelait aux vitres des habitations. Les parents et les grands-parents, les connaissances, des gens qu'on ne connaissait pas, accourus des bourgades voisines, tout ce monde avait trouvé refuge sous les poutres de la salle des fêtes noircies par la fumée, une construction misérable où les sept bougies qu'on avait alignées sur un coffre en bois d'érable faisaient saillir des yeux d'apparitions, enfouissaient les joues dans les bouches grandes ouvertes.   Au-dehors l'opiniâtreté du vent dont parvenait jusqu'à vous la rumeur confuse, assourdie par les lambeaux de courtine fixés aux cloisons. Un volet au fond oscillait entre ses crochets rouillés. Certains jours, disait-on, le haut du ciel était aussi ocre que le pisé des murs. L'eau avait gelé dans le puits de Dodie Ouzova, les doigts étaient gercés, les ongles douloureux.   Raca n'a oublié ni ces couplets ni ces rires que des groupes de jeunes hommes sanglés dans des uniformes de circonstance poussaient en chœur le long des ruelles abruptes. Ni ces salves de poudre illuminant au loin le ciel.   Le premier violon de l'Opéra (« Le célèbre premier violon de l'Opéra! » ; ainsi Dodie Ouzova avait-elle présenté l'étranger aux apparitions rassemblées autour du coffre) n'avait pas plutôt attaqué le Chor des Volkes im Tempel sous les poutres du plafond que l'adorable Lyokha, pris de vin, était parti d'un fou rire. Au point que se levant soudain du banc où il s'était laissé tomber une seconde auparavant, le col de sa chemise dégrafé, il avait heurté une poutre du front. Les doigts griffus qui s'étaient refermés dans la suite autour du petit poignet furtif. « Venez, Rakiniotchka ! » Alors le train des heures, des années, sans doute, était déjà inscrit sur le cadran en émail de la pendule de Raca Rushnevska née Ouzova. Ce vent qui prolongerait plus tard, en elle, les trilles du premier violon de l'Opéra. Sans doute Raca avait-elle fini par s'endormir sur les genoux du jeune homme. Le traîneau où tous deux avaient pris place à l'abri sous une bâche de toile volait depuis une éternité à travers un monde blanc et sonore, embué comme un grand ciel, lorsque les premiers feux d'un village avaient étoilé la nuit. Une nuit sans fin et à peine sombre, aussi blanche qu'un jour ordinaire, aussi silencieuse tout à coup après que la rosse pie eut été stoppée : « Aïe ! Aïe ! » criait à son côté le jeune homme. Les rênes tremblaient quelques instants encore devant lui puis se tendaient brusquement tandis que presque debout il s'arc-boutait et qu'une dense bouffée de buée aveuglait une seconde les voyageurs. Puis des bicoques en enfilade, comme à Lüdech. Toutes pareilles et construites en bois de mélèze. « Venez, Rakiniotchka ! » Elle avait obéi, elle était venue, en escarpins de cérémonie comme Dieu l'avait voulu. La tête honteusement enveloppée dans le châle de prière qu'elle n'avait pas eu le temps d'ôter. Une neige scintillante s'était mise à craquer sous leurs pas dans le halo de la lanterne. On devisait à voix haute. La lanterne grésillait imperceptiblement, cela fumait comme à l'inhumation des morts, se balançant entre les bicoques dont les portes, auxquelles on avait frappé du poing, s'entrouvraient sur des faces ahuries de dormeurs. Raca était si lasse alors que le moindre geste du jeune marié, sa moindre parole lancée en l'air avec véhémence comme une exhortation à le suivre la faisaient heurter le bras dont elle sentait chaque fois l'étreinte se resserrer autour de sa taille. Etaient-ils enfin arrivés ? Il lui parut qu'il y avait si longtemps que les trilles du violon s'étaient tus en elle, la violence du vent ne s'était pas apaisée. « Lyokha… Vous rappelez-vous ? » interroge-t-elle un ton plus haut, suppliante. « Tant de temps a-t-il donc passé ? Serais-je donc devenue si vieille ? » Elle interroge, elle écoute. Puis elle soupire. Elle se représente un instant le traîneau à l'arrêt devant la synagogue, au coin de la ruelle en pente. « Seriez-vous devenu muet comme moi je serais devenue aussi vieille que le docteur me l'assure à présent ? » Assise immobile sur le fauteuil de l'antichambre, elle regarde les deux mules en feutrine disposée l'une sur l'autre depuis toujours sous le rouleau sacré, elle se souvient. Elle éprouve de nouveau au bord de ses paupières la morsure de la longue traversée d'autrefois. Elle chuchote. Oui, depuis toujours. Elle pouffe derrière sa longue main quasi transparente. « Je suis si heureuse… si heureuse que vous soyez revenu… commence-t-elle. N'avais-je pas raison de répéter au docteur que vous reviendriez comme vous me l'aviez promis cette nuit-là ? Etais-je si folle d'y croire ? » Sur le mur d'angle, parmi les plis de dentelle retombant sans bruit au côté de la vieille dame, l'ombre de sa main de retomber à son tour. Le crissement de son corsage, autour d'elle, le lacis des veines dans son giron. « C'est que je vous aime, Alekseï Rushnevsky… » articule-t-elle dans l'obscurité sur un ton de prière. Ce fin duvet qui luit sous l'aile de son nez. « Combien d'heures, combien d'années s'est-il écoulé depuis la noce ? Cela fait-il si longtemps ? N'aviez-vous pas à faire au loin avant de revenir auprès de la si chère petite Rakiniotchka ? Mais oui, elle vous attendait, ma foi. Elle vous attendait comme elle vous l'avait promis cette nuit-là… » A peine sorti de son sommeil, le bedeau de la synagogue avait bondi autour des étrangers, élevant haut sa lanterne au-dessus de sa toque ; et ses yeux espiègles que l'insomnie baguait de noir, sa voix sans trace d'étonnement, au timbre rieur, qui répétait en soufflant une haleine diaphane parmi les poils tout raides de sa barbe : « Voulez-vous suivre Itzik ? » Lyokha était si discret dans son costume de drap mauve qu'il ne s'était pas ouvert à Itzik autrement qu'à demi-mot des motifs qui l'avaient poussé à éloigner Raca de Lüdech, et sans même attendre la fin du repas. A Lüdech, tout le monde savait qu'elle souffrait d'un mal inconnu alors de la médecine des campagnes : une manière de mélancolie, de bile rebelle à toutes les décoctions, à tous les clystères adoucissants qu'on lui avait administrés un temps avant de découvrir les propriétés d'un breuvage à base de bilirubine. Cependant, la bilirubine était devenue rare puis introuvable, là-bas, avait chuchoté Lyokha à l'oreille du petit bedeau. Or le temps pressait. La fortune de Dodie n'aurait pas suffi pour conjurer le mauvais sort, aucun ersatz n'aurait pu être substitué au remède béni, pas même les plus douces paroles, si nécessaires pourtant dans les cas de mélancolie. Le rabbin Moïsher, sommé de débrouiller sur-le-champ les desseins de la Providence, n'avait pu qu'avouer son impuissance. Mais l’on avait écouté avec gratitude les phrases de réconfort qu'il avait débitées, confuses et aussi énigmatiques que le mal dont Raca souffrait, certes, mais, autant que ses prières un moment plus tôt et ses invocations, toutes inspirées par une sagesse de prophète. Ses phrases, le frémissement qui entrecoupait son souffle, la lueur de ses yeux nuit, tant d'émotion qu'un sourire en demi-lune arrivait mal à endiguer. Mais que pouvait cette émotion contre un mal dont pour comble d’infortune une jeune mélancolique pouvait mourir d’un jour, d’un moment à l’autre ? C'était un soir d'automne traversé par un ciel aussi clair qu'un reste d'été. La neige tombait sans relâche derrière les vitres où s'élargissait dans les coins un ourlet éclatant. Ah ! Une salle des fêtes si étroite et si enfumée, avec ses lambeaux de courtine. Cela ressemblait-il à un lieu de noces ? Certains parmi les apparitions rassemblées ce jour-là autour du coffre en bois d'érable murmuraient que de sourdes rumeurs étaient venues à enfler aux frontières du pays. Mais Lyokha aimait tant Raca, de toute façon : n'était-il pas prêt à sacrifier sa vie pour partir à la recherche de l'antidote introuvable à Lüdech ? Oui, Raca croit cela, elle, n'en déplaise au pauvre petit docteur. N'était-ce pas le père de Lyokha qui avait interrompu le rabbin à un moment pour dire à maman Dodie en larmes : « Personne n'aurait-il donc jamais entendu parler de cette petite bourgade au-delà de la frontière ? Akaïovna-Koznessenk… Si nous-mêmes n'étions pas si vieux… Ce serait un nid idéal pour de jeunes mariés… Et puis personne ne songerait à vous chercher là-bas, avait-il poursuivi en s'adressant aux enfants. Ecoutez encore ceci : je viens d'apprendre qu'on peut y trouver tous les remèdes ! Est-ce que vous m'entendez ? Tous les remèdes ! » Comment aurait-il su alors que les pharmacies y avaient toutes été pillées entre-temps ? C'est ce qu'Itzik, qui avait accueilli les voyageurs à Akaïovna-Koznessenk, avait révélé en aparté au jeune homme. La longue traversée avait mis leurs nerfs à vif. Ils s'étaient laissés guider à travers le dédale d'une bourgade que ni l'un ni l'autre ne connaissaient. Jusqu'à une maison surélevée d'un étage, qu'Itzik mettait à leur disposition, deux fenêtres en façade, un judas en plein cintre, un escalier qui tournait sous les pas. Elle s'élevait non loin de la synagogue et la pendule y chuchotait sous l'icône avec des sinuosités de fuite d'eau. Au-dehors, il neigeait, le vent soufflait. La lanterne chuintait sur une longue table occupant le milieu de l'antichambre, la lueur éclairait par instants la dentelle d'un rideau, un pan de mur bas, sans crépi, un dépôt d'humidité sous le rouleau sacré. Raca se souvient. Le printemps était venu avec la raspoutitsa. Puis l'été et l'automne, enfin le long hiver. C'est que le temps s'était écoulé, les années s'étaient succédé. Raca était seule. Raca attendait. Une éternité que les trilles du violon s'étaient tus en elle, alors. Mais elle était si lasse. Elle déciderait bientôt d'écrire de longues lettres à maman Dodie mais aucune réponse ne lui parviendrait jamais. Maman Dodie avait-elle oublié ses enfants ? Pendant ce temps les rumeurs se précisaient aux abords des frontières : on signalait maintenant que des têtes avaient été mises à prix. Des hordes sauvages déferlaient sur la steppe, dévastaient des villages. Des populations avaient été massacrées. On retrouvait à l'aube les restes de dépouilles jetés pêle-mêle dans les fossés, dans les décharges, des corps décapités et brûlés, pendus. De femmes, d’hommes, d’enfants. De chiens aussi. On parlait d'ennemis du peuple. Cette puanteur. Pouah ! Les nouvelles se propageaient vite. Dodie Ouzova, conseillée par les connaissances, avait réuni une fortune dans un étui de galuchat qu'elle avait fait envoyer par le rabbin aux jeunes gens pour qu'ils puissent gagner un autre village, Trora, plus éloigné encore de Lüdech qu’Akaïovna-Koznessenk. On disait que Trora était introuvable pour qui en ignorait l'emplacement exact. Tous les remèdes y étaient à vendre, n'est-ce pas ? Le rabbin, qui avait prié, en était sûr. Dans sa lettre il avait écrit : Tous les remèdes y sont à vendre, mes enfants. Partez vite : les brigands se rapprochent ! A peine cependant si la somme reçue par miracle, une semaine après l'installation des mariés à Akaïovna-Koznessenk, avait suffi à l'achat d'un billet de chemin de fer : un seul convoi circulait et des ordres seraient donnés au mécanicien par le célèbre premier violon de l'Opéra qui avait décidé de quitter le pays par ce train-là. Lui seul savait où le convoi devait faire halte. Il expliquerait à Alekseï comment effectuer ensuite à pied le reste du chemin conduisant à Trora. Raca n'aurait qu'à attendre, cachée seule ici, dans la zone grise de l'antichambre, le retour du bien-aimé : les jeunes hommes sanglés dans des uniformes de circonstances n'avaient pas paru à Akaïovna-Koznessenk ; les pillards, leur avait expliqué Itzik, avaient en effet déjà commis leurs méfaits et les nuits y étaient tranquilles, que la malédiction accable ses enfants et ses petits-enfants s'il ne pouvait le prouver. Les volets des boutiques restaient même levés, désormais. « Rien à craindre à Akaïovna-Koznessenk ! » assurait-il. Au surplus, il était convenu que le jeune homme ne serait absent que quelques semaines. Quelques semaines. C'est ce que Lyokha lui-même avait juré en fouettant la rosse pie au moment de partir pour la station  : le temps qu'il trouve à Trora l'antidote miracle, qu'il écrive à Dodie pour obtenir le prix de son retour auprès de Raca. Qui sait, peut-être pourraient-ils gagner ensuite Trora tous les deux, s'y établir, s'y aimer, pour toujours, demander à tout le monde de les y rejoindre ? Maman Dodie était si riche. Lyokha avait juré de revenir vite. Son traîneau déjà parvenu au fin fond de la nuit claire, le tintement des grelots qui persisterait longtemps dans les oreilles de Raca. Avec les années, les heures avaient fini par mêler les pistes en elle, les y entrecroisant aussi solidement que les motifs du rideau brodé de l'antichambre. Les nouvelles continuaient de se répandre, or elles étaient tellement contradictoires. Souvent, Raca avait imaginé sa mère s'efforçant en vain de trouver le sommeil, les bras entravés par les manches trop amples de sa chemise en soies folles. « Raca ! Raca  ! se lamentait la voix dans le silence. Me reviendras-tu quand tu seras enfin guérie ? » Mais pourquoi maman Dodie ne répondait-elle pas aux longues lettres de Raca ? Etait-il possible qu'elle eût oublié ses si chers enfants ? Qu'était-elle devenue ? La voix se lamentait jusque dans son sommeil : « Me reviendras-tu ? Me reviendras-tu ? » Absorbée bientôt par le vent et les bruits aussi nombreux, dans l'obscurité, que ceux de leurs ombres la nuit de leur arrivée à Akaïovna-Koznessenk, leurs ombres entraînées, bousculées à leur suite comme ils s'élevaient entre les deux parois humides de l'étroit escalier. Les parois s'écartaient, se refermaient derrière les jeunes mariés tandis qu'ils suivaient à tâtons le coude d'un couloir inconnu. Cette odeur toute pénétrée de tabac et de vanille pour éloigner les poux. « Que sont-ils devenus ? » reprend Raca, tout à coup. Le père de Lyokha et le rabbin Moïsher, les parents, les grands-parents, les oncles illustres… Les innombrables connaissances rassemblées sous les poutres noircies de la salle des fêtes de Lüdech… Oui, un si beau lieu de noces, malgré tout. Et Dodie Ouzova qui offrait son bras frémissant à Alekseï Rushnevsky, tandis que les trilles du premier violon de l'Opéra dispersaient les volutes de fumée… se souvient-elle. « Me reviendras-tu ? » Le jeune homme, silencieux depuis le départ du shamash, s'était remis cette nuit-là à parler dans la chambre minuscule de l'étage où ils étaient enfin parvenus, harassés. A mi-voix comme à la récitation des prières. Une voix très douce, aussi fragile que la buée entre ses lèvres brûlées par le froid, mais si nécessaire, dans les cas de mélancolie. N'est-il pas étrange qu'elle n'ait pas changé ? La nuit de son départ le jeune homme parlait encore, relisait pour la millième fois la lettre du rabbin Moïsher. « Je vous aime, Raca Ouzova. » faisait-il enfin. Il était parti d'un grand éclat de rire. Il tirait une boîte de sa poche et allumait une cigarette dont il soufflait la fumée par les narines en renversant la tête en arrière à la façon d'un cosaque. Oui, il reviendrait vite, disait-il. Il avait juré. Il répétait, fiévreusement : « Puisque je vous jure, Rakiniotchka, que je reviendrai vite auprès de vous ! » Raca écoute, les paupières mi-closes. Raca est si heureuse de reconnaître soudain les trilles du violon que l'archet déroule de plus en plus vite dans les ténèbres, autour d'elle… Elle est si heureuse. Elle sourit. Immobile dans le halo du judas. Tant de temps a-t-il passé, tant d'années ? Pauvre petit docteur, au gloussement si poli. Voilà qu'elle pouffe, l'œil fixé sur le cadran en émail de la pendule suspendue sous l'icône. Quelle heure est-il, maintenant ? s'interroge-t-elle parfois en caressant du bout du doigt le fin duvet poivré de ses lèvres. Puis elle regarde les mules en feutrine disposées l'une sur l'autre sous le rouleau sacré et le jeune homme qui se penche en avant, si beau dans son si beau costume de drap mauve. Comme autrefois, il frotte une allumette malgré le courant d'air. Il allume la lanterne. Sa large ceinture luit faiblement autour de sa taille. Raca hurle dans le silence.
                                                                Paris, 1999
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