[note de lecture] "L'Humidité 1970-1978" par Sandra Raguenet

Par Florence Trocmé

Au 2e semestre 2012 est paru aux éditions Al Dante un reprint de l’Humidité, revue des années 70 qui a œuvré en marge de l’histoire officielle et des expressions avant-gardistes dominantes, en marge de Tel Quel et autres organes érigés en véritable institution, pour partager le sort des « petites » revues qui doivent attendre leur disparition pour trouver une visibilité, une reconnaissance. Mais cette reconnaissance tardive ne va pas de soi : nombre de revues sont reléguées à l’inexistence en attendant qu’un possible passeur sache prendre des risques. C’est pourquoi il nous faut saluer l’action de Laurent Cauwet seul éditeur en France à mener aujourd’hui une véritable politique éditoriale en faveur des revues ; politique qu’il a amorcée en 2002 avec un reprint de L’In-plano fondée en 1986 par Claude Royet-Journoud et une étude monographique sur Doc(k)s créée en 1976 par Julien Blaine (Philippe Castellin, Doc(k)s mode d’emploi) et qu’il a poursuivie en 2006 avec une anthologie de la revue OU d’Henri Chopin (Ou sound poetry an anthologie). 
 
L’Humidité
, comme le rappelle Cauwet, fait partie de ces revues qui dans les années 70-80 « ont servi de plate-forme et de courroie de transmission aux avant-gardes internationales, avec Les Lettres d’Ilse et Pierre Garnier, la revue OU d’Henri Chopin, Robho de Julien Blaine, Agentzia de Jean-François Bory, puis la revue Doc(k)s de Julien Blaine – pour ne citer que les plus importantes et les plus visibles ». Fondée en 1970 par le poète Jean-François Bory, l’Humidité n’aura cessé durant 8 ans de défendre les créations qui ont opéré une révolution tant formelle qu’idéologique en remettant en cause les hiérarchies attachées aux moyens d’expression (littérature vs poésie, texte vs image, parole vs geste, cri, mouvement) comme aux genres (masculin/féminin). Son iconoclasme est perceptible dans chaque livraison où se joue l’attaque des objets de culte parmi lesquels figurent en premier lieu le livre et son suppôt (le texte), objets fétiches dont il s’agit de sortir des présupposés esthétiques et idéologiques en faisant valoir la matière, le corps, l’image, le son et tout dispositif, pratique et media (installations, performances, mail art, etc.) qui subvertit les codes hérités d’une tradition qui a valeur d’ordre ; subversion dont L’Humidité a poussé la cohérence jusque dans l’impression de textes à l’envers appelant la manipulation active d’un support qui se rappelle ainsi en tant qu’objet. Véritable machine de guerre, cette revue fut un lieu tendu sur une ligne sans concession, ouvert aux avant-gardes qui déclarent la guerre aux vieilleries littéraires et poétiques (Mauriac y est commémoré comme « le plus grand des journalistes du XXe siècle, un novateur apprécié du livre pour retraités ») comme aux organes livresques (TE QUE La revue sans L) et à tous les appendices de l’art institutionnalisé. Si le n°1 et le n°20 se détachent de l’ensemble par leur facture joyeusement hétéroclite, la revue alterne numéros thématiques et monographiques : n°2 Spécial manifestes futuristes ; n°3 Le corps dans l’espace ; n°4 Ben ; n°5 Manfred Mohr ; n°6 Italie dernière mesure ; n°7 Art par correspondance, Biennale 1971 ; n°8 revue italienne en langue française ; n°9 Italie été 72 ; n°10 Agullo ; n°11 Journiac ; n°12 Silbermann ; n°13 Bertini ; n°14/15 Littératures ; n°16 A. F. Delmarle peintre futuriste ; n°16 ; n°17 Nave ; n°18 Bory ; n°19 Plessi ; n°21 Hervé Fischer ; n°22 Spécial Arman ; n°23 Arts plastiques littératures, notes ; n°24 Encore/La création féminine ; n°25 La bibliothèque ; n°26 Poeti visivi. Mais cette structuration assez classique des sommaires est bousculée de l’intérieur par un désordre des plus turbulents où l’ordre cède la place à un immense collage-montage de manifestes, lettres et mots d’artistes, annonces d’événements, entretiens, photographies, notes, citations, dessins, chroniques qui jouent du sérieux comme du dérisoire et du canular. Ce collage-montage juxtapose expressions poétiques et artistiques pour s’inscrire dans un désir de réunir, faire dialoguer, interroger les poésies expérimentales depuis et avec les arts plastiques comme les avant-gardes historiques. Le numéro sur le futurisme, entièrement constitué de manifestes simplement reproduits, sans appareil critique, est emblématique de ce désir qui dit la nécessité d’une remise en circulation comme l’auto-suffisance de ces textes qui ont conservé toute leur force corrosive. « Vive la sauvagerie » peut-on lire dans « A bas le tango et Parsifal », lettre futuriste datée de janvier 1914 dont le cri entre en résonnance avec les dernières pages du numéro précédent où la revue retranscrit un discours d’Arthur Pétronio sur la poésie expérimentale prononcé lors de la Biennale de Knokke : « Un mot prophétique de Charles-Louis Philippe me vient à la mémoire. Il est circonstanciel, d’une brûlante actualité : “Le temps de la douceur et du dilettantisme est passé. Maintenant il nous faut des barbares” ». Et c’est précisément ce cri qui retentit dans toutes les pages de l’Humidité, celui de la sauvagerie qui emporte dans un même élan avant-gardes historiques et contemporaines, poésies et arts plastiques, cinématographique, musical.  
Art sauvage qui se décline dans celui du montage qui fait de l’Humidité un lieu de tension critique qui opère des frottements entre futuristes, dadaïstes, surréalistes, poètes concrets, visuels, sonores et écrivains tels José Pierre, Pascal Quignard, Pierre Bourgeade, Annie le Brun, Bernard Noël mais aussi Roland Barthes (du théoricien à l’auteur des « Graphies »). Montage dans lequel percent les révoltes parmi lesquels on retient celle de Sarenco dénonçant la situation du poète « paria de la culture » et la sous-représentation d’une poésie à l’initiative de subversions majeures attribuées aux autres artistes : « les artistes conceptuels sont des copieurs formidables et ils gagnent l’argent sur notre underground 1963-1971 » ; « le poète se révolte contre le peintre,/le sculpteur, le musicien,/qu’il a toujours soutenu » ; « La poesia visiva/Musica/È ! » (n°9). L’Humidité est un véritable laboratoire où se rencontrent, se heurtent, s’entrecoupent les mouvements et pratiques les plus vives de cette époque : poésie concrète et visuelle avec Kitasono Katué, Seiichi Niikuni, Syoji Yoshizawa, Shosochiro Takahashi pour le Japon, Jean-François Bory, Alain Arias-Misson, Paul de Vree … pour la France ; poésie sonore (Arthur Pétronio, Henri Chopin, Bernard Heidsieck), poésie évidente du Tchèque Jiri Kolar ; art corporel (body-art ou art charnel avec Orlan, Gina Pane, Michel Journiac), Fluxus (Ben…), Support-Surface (Claude Viallat), Nouveau réalisme (Arman…). Si les plasticiens sont les principaux interlocuteurs des poètes, le cinéma a aussi sa place avec l’Italien Alberto Griffi, l’Argentin Leopoldo Malher et le Polonais Mieczyslaw Berman. Dans ce dialogue, les italiens occupent une place prépondérante : se baptisant « revue italienne en langue française » dès le n°8, l’Humidité ne consacrera pas moins de 4 numéros aux expressions qui offrent un décentrement salvateur par rapport à l’avant-garde parisienne, à une Italie qui est au cœur d’expressions novatrices comme le Mec’art (courant photographique fondé par Gianni Bertini en 63) ou la poésie visuelle dont elle fut le berceau. D’où la forte présence de voix comme celles d’Eugenio Miccini, Sarenco, Lamberto Pignotti, Luciano Ori, Giulia Niccolai, Lucia Marcucci, Carlo Alberto Sitta. Nombreux sont aussi les musiciens et artistes comme Giuseppe Chiari, Franco Vaccari, Claudio Parmiggiani, Maurizio Nannuci ou Michelle Perfetti…  
Si l’Humidité a suivi et participé du déploiement de mouvements phares initiés dans les années 50-60, elle a aussi accompagné des mouvements naissant au moment de sa publication : art postal (auquel elle consacre un numéro), art numérique (avec Manfred Mohr et Jacques Palumbo) et art sociologique (Hervé Fischer, Michel Journiac, Henri Maccheroni, Thierry Agullo) ; un art sociologique pourtant né à Paris mais complètement passé à la trappe qui en appelle à l’hygiène de l’art, à son inscription dans la réalité sociale par autant de mises en situation qui invitent à la désacralisation, à la participation, à l’abolition de la discrimination sociale, à de nouvelles prises de conscience. C’est aussi dans cette résonnance qu’il faut comprendre le geste de l’Humidité qui consacre un numéro à la création féminine, numéro qui fait valoir, contre la sous-représentation des femmes dans le champ culturel, le nombre et la diversité des expressions, l’hétérogénéité des positions face à un art féministe. On y re-découvre Natalia L. L et son consumer art, Ruth Francken avec ses reliefs photométalliques et ses dessins-collages dont le sens a été rabattu sur la symbolique de la castration freudienne par le public masculin, Mary Beth Edelson, plasticienne américaine qui distingue clairement art féministe et art fait par des femmes pour projeter la question du féminin sur une mythologie et symbolique jungienne ; Nicola dont les pénétrables ou « les objets à vivre » interrogent le corps comme conditionnement social ; Irène Schwartz et son travail sur l’esthétique du quotidien par démontage-remontage du journal Le Monde ; Colette Deblé et sa composition d’un essai plastique visuel sur les diverses représentations de la femme dans l’histoire de l’art ; Niki de Saint Phalle et ses Surfemelles comme défi aux Surmâles ; Monique Tirouflet et ses brouillages peinture/photo saisis depuis la question du corps offert/intouchable ; Hannah Hoch, « la laissée pour compte du dadaïsme berlinois » qui a découvert la technique populaire du photomontage sur l’île d’Usedom aux côtés de Raul Hausmann auquel est revenu la découverte ; la même Hannah Hoch qui s’est révoltée contre « l’homme envahissant pour son intégrité de femme-artiste, de femme-femme », qui a su dépasser la représentation de la femme futuriste en amazone comme celle à venir d’un hyper-féminin surréaliste, en articulant masculin-féminin ; Raymonde Arcier dont le tricotage de grandes poupées introduit dans l’art des techniques d’un faire-féminin et dont l’agrandissement démesurés des objets du quotidien interroge la place de la femme dans la société ; Erika Magdalinski qui scénographie le quotidien et dont on retient la série boîtes aux lettres, L’Expropriation, qui évoque celle d’un quartier de Belleville « bradé par les politiciens et leurs promoteurs » ; Raquel et ses travaux de plasticienne conjoints à son travail sur le livre dont un entretien rapporte l’impact des deux espaces l’un sur l’autre… ; autant de voix que la revue fait résonner dans celles de Sapho et de Louise Labé qui bouclent dans un mouvement inversé le numéro. 
Ce livre sur l’Humidité nous permet aujourd’hui de revivre une aventure en offrant un document en vif sur une époque et ses avant-gardes, un document historique qui met à disposition une matière qui permet d’apprécier les parallèles et les différences à l’œuvre entre les arts et les pays, où puiser une riche matière de réflexion sur des mouvements d’ensemble et des figures singulières. Il fait recirculer à son tour des formes et des réflexions qui proposent une autre histoire de la création en rupture avec l’histoire officielle. De la revue au livre, l’Humidité continue de déranger par une matière toujours sous-tendue par une pensée de l’avant-garde et de la création comme politique. Son reprint est vivifiant, il recadre, interroge notre perception même du contemporain, permet de reprendre la mesure de ce qui aujourd’hui relève réellement de l’innovation, des réels prolongements et retombées des années 70 dans notre paysage. L’Humidité nous lit, nous interroge. Ça fait du bien, et ce n’est que le début d’une série que l’on souhaite longue puisque L. Cauwet prépare actuellement deux anthologies, l’une sur Doc(k)s, l’autre sur Banana Split, à paraître en 2013.  
[Sandra Raguenet] 
 
sur le site de l’éditeur (descendre en bas de la page) 
L'Humidité 1970-1978, Jean-François Bory (Auteur), Laurent Cauwet (Préface), Jérôme Duwa (Préface), 740 pages, Al Dante, 2012, 30€