Le 1er mai 2007, de bon matin, la princesse N et son Fiancé roulent en direction d’Ahuntsic sur mer. Devant mon minuscule château, je les accueille de mon meilleur sourire, petite mallette de chirurgie d’un jour à la main.
Pas trop nerveuse? s’enquiert la dauphine en déposant un bec sonore sur la joue maternelle, tandis que Fiancé chasse d’un baillement les résidus d’un sommeil écourté. Le trajet vers l’hôpital est mis à profit pour récapituler les trois étapes à l’ordre du jour:
1. Harponnage en radiologie;
2. Injection d’un liquide bleu pour identifier le ganglion sentinelle en médecine nucléaire;
3. Tumorectomie et exérèse du ganglion sentinelle en chirurgie.
Une fois enfilées les deux jaquettes bleues, coquettement assorties à mes sandales de cuir de l’époque post-post-hippie, je défile devant Princesse N et Fiancé, lesquels commentent mon allure séduisante en pouffant.
Puis, Sainte Infirmière m’offre un plateau où trônent un Ativan et un verre contenant une demie-gorgée d’eau : c’est pour le harpon précise-t-elle.
Faisant fi de mes protestations (c’est pas un ptit Ativan qui va m’empêcher de marcher, etc., etc…), on m’asseoit dans un fauteuil roulant et je suis conduite en radiologie. Princesse N et Fiancé trottinent au pas de course derrière le préposé, un géant aux enjambées de sept lieues.
Le harpon
Je suis hissée vers le plafond sur la table trouée de la biopsie du 2 avril (décrite au texte du 4 juillet 2007). Oui, celle-là même où toute velleité de conserver sa dignité s’avère perdue d’avance. Je synthonise donc le mode auto-dérision et me trouve immédiatement ridicule et hilarante.
Après anesthésie locale et suivant l’image agrandie à l’écran, le radiologue introduit une aiguille dans mon sein droit avec un petit crochet à son extrémité, appelé le harpon. Il s’agit d’un morceau de métal que je fixe sur le site de la tumeur, en vue de guider la chirurgienne tantôt, m’explique-t-il obligeamment..
Le harpon sera retiré à la chirurgie en même temps que la lésion cancéreuse. (Bonne affaire: je me vois à l’aéroport, menottée par le douanier au sortir du rayon X : Aaaah-HA! On cache une micro-caméra en son sein pour faire de l’espionnage industiel et on pense que je ne saurais voir???! ).
Aille, léger pincement. Sensation d’être une baleine harponnée par un navire contrebandier, dont le capitaine, véreux et moustachu, ressemble aux méchants dans Tintin. Il me vendra assurément, découpée en morceaux, dans un port malfammé, entre deux cornes de rhinocéros et des testicules de gorilles. (Cher le kilo j’espère). Ai vu ça à Thalassa sur TV5.
Ainsi harponnée, on m’installe sur une civière roulante pour m’expédier, séance tenante, vers la prochaine étape de la chaîne de montage.
On reconnaît l’ennemi à son uniforme bleu
La baleine doit ensuite être préparée en vue de l’exérèse du ganglion sentinelle. Je vous ai raconté, je crois, qu’il s’agit du premier d'une chaîne de ganglions sous l’aisselle. Il reçoit du liquide lymphatique provenant de la région de la tumeur et le fait circuler, en passant par les autres ganglions, vers les organes du corps. Il s'agit donc du premier ganglion qui sera contaminé par les cellules invasives du cancer du sein tôt ou tard, si on leur en laisse le temps.
On identifie ce ganglion grâce à un liquide bleu radiocatif, on le retire et on l’envoie analyser en pathologie. Un résultat négatif confirmera que le cancer ne s’est pas encore propagé aux ganglions. S’il est positif, seconde chirurgie en vue et retrait de tous les ganglions sous l’aisselle (mais alors là, bonjour l’angoisse : le liquide lymphatique pourrait déjà avoir propulsé les cellules cancéreuses vers d’autres organes).
Voici donc Baleine harponnée passant entre deux grandes portes étiquettées: Médecine nucléaire- Strictement réservé aux personnes autorisées. Impressionnée par la seule dénomination de ce département, elle sent planer un inquiétant mystère. Va-t-on la faire voyager dans le temps et l’espace, engouffrée dans une cabine aseptisée, sous l’œil de scientifiques revêtus de combinaisons en aluminum? Puis-je à tout le moins indiquer mes préférences au chauffeur? se dit-elle.
Paris, 1943, Café de Flore, s’il-vous-plaît: toujours rêvé de prendre un allongé avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre en causant existentialisme. Ou mieux encore: figurer, anémique, blasée et revêtue de noir, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.
Plutôt que mes écrivains fétiches penchés sur leurs plumes, apparaît un chirurgien inconnu (il le restera). Brandissant la pointe de sa seringue en guise de salutation, il s’empresse de m’injecter illico un colorant bleu et une substance temporairement radioactive, directement dans le tissu entourant la tumeur.
La douleur est inattendue et cuisante: une exclamation de surprise m'échappe. Bon, admettons-le : je crie au meurtre. Ce chirurgien est un complice contrebandier du baleinier radiologue, à n’en pas douter. Je cherche désespérément une caméra de Green Peace ou un représentant de la SPCA: rien à l’horizon. C’est dans l’indifférence la plus complète des habitants de la Terre que je subis cet outrage. Heureusement, j’avais préalablement envoyé Princesse N et Fiancé petit-déjeûner à la caféteria, leur épargnant cet épineux épisode.
Le co-lo-rant et la substance ra-dio-ac-tive vont être ab-sor-bés par les vais-seaux lym-pha-ti-ques et cir-cu-le-ront, d’ici dix minutes, jus-qu'au pre-mier gan-glion au-dessus de la tu-meur can-cé-reu-se. On lo-ca-li-se-ra ainsi le gan-glion sen-ti-ne-lle à pré-le-ver, précise le bourreau, articulant comme si j’étais une demeurée. (La torture moderne se veut didactique).
ACH’VEZ-VOUS? l’interrompt une voix que je reconnais comme la mienne, version suppliciée de Gantanamo. Dans un élan de compassion subit, le bourreau retire sa seringue bleue. Ou peut-être avait-il simplement terminé?
On me roule vers une autre salle, le teint vert et reprenant mon souffle (Mémo à Sainte Infirmière : cinq Ativan la prochaine fois!).
Je suis ensuite déposée sur un plateau et drapée du côté gauche d'une lourde cape isolante. Le plateau est actionné et se met à avancer vers un trou de beigne géant, dans lequel je suis insérée. Un dispositif spécial de balayage permet de localiser le ganglion sentinelle, qui émet des radiations grâce au liquide radioactif, explique la technicienne, une jolie blonde à tresses. Je souris en regardant les bermudas décontractés dépassant sous son sareau.
(De nouveau, sensation d’être une voiture dans un car-wash futuriste. Petit ganglion bleu, la sentinelle, se met à clignoter : Tic-tic-tic! C’est ici que se cache l’ennemi!).
Tresses Blondes me souhaite bonne chance et autorise le préposé à me rouler vers le lieu sacré, le temple divin où seront sacrifiées les cellules maudites: la salle d'op.
Où l’on accède au champs de bataille
Dans l’antichambre de la salle d’op, une nouvelle mais tout aussi sainte infirmière me fait avaler une version améliorée ultra-puissante de l’Ativan du matin. Je me mets rapidement à divaguer et à trouver absolument charmants tous les petits détails qui m’environnent, depuis le store vénitien en vinyle beige, jusqu’au préposé bedonnant tripotant sa moustache. Lorsqu'on m'affuble de l'élégant bonnet bleu de papier, je suis transportée de joie et m'écrie - Ooooh! Merci! avec effusion.
Soudain, une idée géniale éclaire mon cerveau brumeux: je dois parler à la docteure LB, ma chirurgienne, avant d’être endormie! Je lui proposerai le marché suivant : en cas d’absolue nécessité de procéder à une mastectomie complète (ablation de tout le sein) si jamais il y a ampleur insoupçonnée des ravages du cancer à l’intérieur, je demeurerai une Gentille Patiente à la condition qu’elle ne l’enlève pas aujourd’hui, mais lors d’une deuxième chirurgie. Demain s’il le faut, mais je veux un délai.
Je récite : pas-aujourd’hui-pas-aujourd'hui-pas-aujourd'hui comme un mantra pendant quelques minutes, obnubilée par ce coup de génie.
Puis, je me mets à clamer à quiconque circule à proximité de ma civière : S’il-vous-plaît! Je dois voir la chirurgienne tout de suite! S'il-vous-plaît, appelez la docteure LB d’urgence!
Quelques saintes infirmières s'approchent et me parlent doucement en me tapotant la main: elle n’est pas arrivée, vous la verrez tantôt, soyez sans crainte… Avant d’être endormie? articule drôlement ma bouche engourdie. Oui-oui, on va le lui demander. Non-non, on n'oubliera pas.
Rassurée, je me calme. Quelques instants plus tard, l’Ativan ultra-puissant poursuivant son œuvre, je ne suis plus certaine d’avoir vraiment bien exprimé mon idée. Rongée par le doute, je recommence: S'il-vous-plaît! Je dois voir la chirurgienne tout de suite! Il faut que je parle à la docteure LB! D’urgence!
Re-tapotement de la main, réitérations de la promesse de quérir la docteure LB à mon chevet avant l’anesthésie générale. Rassurée, je replonge en méditation médicamenteuse, jusqu'à ce que l’incertitude d’avoir transmis mon idée fixe me reprenne. Et ainsi de suite, sans que jamais personne ne hausse le ton à mon égard. Des saintes, je vous dis.
On me roule enfin à l’intérieur de la salle d’op, où m’attend toute une armée de bonnets verts masqués et gantés. Je tente de repérer les yeux de la docteure LB, mais sans succès. De plus en plus engourdie, ma bouche réclame faiblement un entretien avec la chirurgienne. J’entends l'infirmière traduire mon propos inintelligible à l’anesthésiste: elle veut absolument parler à la docteure LB avant que vous l’endormiez…
Branlebas dans la salle d’op, une porte s’ouvre, se referme, et se réouvre : apparaît enfin l’héroïne du jour: mesdames et messieurs, la seule et unique, la docteure LB en chair et en os! Masquée sous son bonnet vert, elle se penche vers moi, telle une mère sur un berceau.
Au prix d’un effort inouï d’élocution, je parviens à lui proposer mon marché : Mais si votre vie est en jeu...commence-t-elle, puis elle se ravise et ajoute: D'accord, mais je ne peux vous promettre de ne jamais l'enlever.... J’insiste : juré-craché que vous ne l’enlèverez pas aujourd’hui? Elle promet. Du coup, la docteure LB et moi, on est copines à vie. Qu’on ne médise point sur son sort de mon vivant!
Je conserverai mon sein droit pour aujourd’hui. Il s’agit d’une victoire capitale, chèrement gagnée, et plus rien ne me tracasse. Allez, vaillants soldats! Qu’on m’endorme maintenant!
Minou-Bébitte m'attend
Quelques heures plus tard, en salle de réveil, j’ouvre les yeux sur le sourire de ma sœur cadette. J'ouvre la bouche pour dire Ah t'es là ma belle Minou... quand les vapes de l'anesthésie me réengloutissent.
Où Minou-Bébitte reçoit une brique sur la tête.
Juillet 1966, Ahuntsic sur mer: entre le champ Louvain, le bois Legendre, le bois Christophe-Colomb et la carrière Miron.
Miiiiiiiiiiiinou! Le dîner est prêt! Maman-dit-de-venir-manger!
(Hélas, Beau Dommage n'a pas encore sorti le célèbre et bien plus efficace cri de ralliement de la soeur exaspérée : Manon-viens-souper-si-tu-viens-pas-tout'suite-ce-souper-là-tu-pourras-t'en-passer...Attends-pas-qu'maman-a-soye-tannée, pis-qu'a-a-descende!)
Arc-boutée au-dessus du balcon, j’entrevois ses yeux émeraudes dans la pénombre sous l’escalier du côté Barbeau (notre maison blanche comporte le côté mystérieux des Nantel et celui, plus familier, des Barbeau, que nous voisinons).
Deux petites demi-lunes malicieuses me dardent sous une frange brunette, coupée croche et beaucoup trop courte (va être fait pour un bout de temps, préconisait notre père barbier amateur).
Quelques secondes et la voilà disparue. Encore.
Ma soeur Minou-Bébitte constitue la plus sautillante d'une galerie de personnages, trépignant et jouant du coude dans mon cartable de metteure en scène. Typiquement elle de s’en échapper la première et de monter sur les planches avant l’ouverture du rideau.
Elle arbore la coupe-chat des petites filles trop turbulentes pour être attrapées et maintenues le temps de tresser des nattes, ou même de simples lulus. Quant à brosser un tant soit peu sa tignasse revêche, maman y a bien songé, une fois. Ses hurlements ont donné lieu à la création de la Direction de la Protection de la Jeunesse.
Menue comme un personnage alumettes, Minou-Bébitte, six ans, appartient à la famille des sauterelles. Lorsqu'aucun de ses deux bras n'est dans le plâtre, elle trimballe une prune grosse comme un mangue sur un front minuscule teinté de mauve.
Pour la prune, toutefois, je plaide coupable. Un soir rose de juillet 1966, cheftaine des activités estivales en ma qualité d’aînée, j’entreprends pour les trois mousquetrices (Minou, 6 ans, et les Jumelles, 2 ans) la fabrication d’une tente constituée de nappes et de draps. Un harem des Milles et une Nuits à base de table de pique nique. Mes notions d’architecture sont limités aux rudiments d’une première année B. Je résous le problème d’effondrement des draps au moindre mouvement des campeuses en les arrimant à l’aide de briques sur la table.
Après avoir disposé chacune de mes sœurs-poupées à sa place assignée, je contemple le joli tableau avec satisfaction et interpelle notre père (également cinéaste amateur) pour immortaliser le tout sur pellicule 8 mm. Les trois petits pyjamas de coton ornés de tigres dormant sur des lunes bleues rosissent dans le soleil du soir. Moment de paix immuable.
Subitement, ma sauterelle de sœur cadette s’extirpe de la tente harem et passe la tête entre le banc et la table, lassée d’un jeu s’éternisant depuis cinq bonnes minutes. Mon plan ne prévoyait pas que les dites poupées puissent se mouvoir d’elles-mêmes: une des briques tombe sur le front de Minou-Bébitte, lequel enfle à vue d’œil.
Un hurlement fige tout le quartier, de la carrière Miron au sud, à la voie ferrée au nord, et des centaines d’Ahunticois se demandent à l’unisson qui on assassine.
Une punition mineure s'ensuit, mes bonnes intentions servant de circonstances atténuantes: cinq minutes à genoux suffisent à ma rédemption. Mais je ne m’en tire pas à si bon compte : notre père cinéaste amateur retient cette scène pour la postérité. Je figure à jamais dans les annales familiales, purgeant ma sentence agenouillée sur le plancher de la cuisine. Dur dur.
Nulle séquelle pour Minou-Bébitte: la prune évolue les jours suivants du mauve au jaune-vert, puis disparaît de l’actualité, remplacée par une nouvelle manchette de la semaine. Bras cassé en grimpant dans le lilac. Cheville foulée en patin à roulettes dans l’escalier. Jambe fracturée en sautant du toit dans la tempête de neige du siècle... Etc, etc.
Premier mai 2007, salle de réveil post-chirurgie. Réémergeant des limbes, je retrouve le sourire réconfortant de Minou-Bébitte.
Je me dis : comme je t’aime ma sauterelle. Et comme c’est étrange, tes yeux émeraudes virent au turquoise en vieillissant.
Image: Chantal Bourgeois, ChuteCarnet Urbain 2006,http://www.bourgeois.tv/