C'est l'été, il n'y a pas de guerre. Seulement les criquets que j'appelle cigales. Je te dis, approches, viens près de moi dans la balançoire. Verses-nous du rosé. Souffle la bougie, écoutes. La lune. Toi et moi. Le ciel indigo.
Tu es là, tranquille, à écouter. Tu donnes une légère poussée par terre avec ton pied et la balançoire se met à bercer en grinçant, par-dessus le chant des cigales et celui du train. Des bruits rassurants, sur lesquels je m'endors, en imaginant les petits enfants, dormant aussi, avec leurs pyjamas parsemés de tigres oranges, dans tous les pays où il fait nuit. C'est alors que débute ce cauchemar.
Dans ce cauchemar de mon rêve, la balançoire ralentit, puis s’arrête. Je me demande pourquoi tu ne la pousses plus avec ton pied. J’allonge le bras vers toi, mais tu es parti. Il ne reste que moi et un exemplaire usé du Livre de sable de Borges.
Puis, j'entends un cri. Je couvre mes oreilles en me recroquevillant. Mes larmes goûtent salé. Pliée en deux, je me demande si la suture va tenir le coup comme dans la chanson de Richard Desjardins.
Un morceau noir se détache de mon cerveau, continent perdu, à la dérive. Je le vois s’engloutir dans une mer noire, hostile.
Est née cette envie d’être ailleurs, mais où?
Ailleurs je vais.
J’essaie toutes les balançoires.
Celle à la peinture jaune défraîchie, en Provence, dans cette cour où s'étirent, pêle-mêle, des géraniums, des platanes, des chats et des paons. Ces derniers pavoisent, la queue déployée de plumes phosphorescentes. J’y cueille des figues fraîches et j’y suis presque heureuse. Mais tout-à-coup, un grand chien dégingandé se jette sur ma mère et la mord. Revient ce cri dans ma tête.
Celle du parc municipal, simple planche de bois gris suspendue par deux chaînes grossières de métal. Je vois au loin ma petite fille emprisonner le bas de sa robe dans son collant d’écolière pour mieux grimper dans la toile d’araignée géante. Je la trouve si mignonne que j'en pleure de joie. Bref moment de paix.
Celle de plastique orange, pâlie par le soleil, suspendue à un érable centenaire dans une cour ombragée. J’y chante à tue-tête Selling England by the pound de Genesis et me sens alors irrémédiablement heureuse. C'est mon passage préféré du cauchemar.
J’essaie enfin un vieux pneu mal accroché à de vieilles cordes râpées, à Nominingue. Je parle de faire un herbier l’été prochain en feuilletant la brique du frère Marie-Victorin, lorsque le pneu se détache. Je m'étale sur le dos, le souffle coupé, une roche pointue entre les omoplates.
Puis, m’éveillant en rêve de mon cauchemar, je quitte la balançoire et me dis : Il faudrait bien le repriser, ce cœur. Au fil du temps. Fermer les rideaux, décrocher le téléphone, verrouiller la porte, s'appliquer à le bien recoudre. Laisser chanter Barbara :
Laissez-moi le chagrin m’emporte
Et je vogue sur mon délire
Laissez-moi ouvrez cette porte
Laissez-moi,
Je vais revenir.
Au bout de trois jours, mes deux pôles refusionnés, je rebondis, guérie, et demande joyeusement Il est où The man with a child in his eyes? redevenue certaine de son existence quelque part, mais où.
Ensuite, je parcours le monde en cueillant des framboises de-ci de-là, avec pour toute richesse deux ou trois livres dans mon sac à dos et une grande serviette jaune au cas où une plage surgirait tout à coup.
À Louvain la vieille, je m'achète un parapluie et mange une crème caramel en m'esclaffant avec mon amie L, dans un manoir hanté.
À Amsterdam, je descends d'un train poussant un monceau de valises, et j'aperçois ma petite fille sur le quai, attablée devant un minuscule service à thé en porcelaine de Delft. Elle me dit en souriant: je t'attendais, l'infusion de chrysanthèmes est prête.
À Utrecht je passe toute une semaine dans les échelles d'une librairie à contempler les titres et les pages des traductions néerlandaises de mes romans préférés. J'achète trois contes pour enfants. La princesse N me les traduira au prochain thé.
De temps en temps, je me couche sur un quai, au soleil, écoutant mes sœurs babiller et rire. J’espère alors qu’il passe en chaloupe, The man with a child in his eyes, et me reconnaisse.
Des canotiers, des kayakistes, et même des chalutiers défilent. L'un d'eux laisse pour moi une petite boîte à musique recouverte de soie bleue et ornée de pierreries sur le quai. Un autre m'écrit une interminable lettre dont la lecture prendrait au moins treize ans. Un autre me raconte d'invraisemblables aventures qui me fascinent, puis, me lassent. Le dernier m'offre un parasol rouge pour protéger mon bout du nez de blonde en juillet, hypnotisé et penché qu'il est sur un livre, comme toujours, le dernier Yann Martel ou peut-être un Anna Gavalda, mais sans PF30.
Où je trouve un beau château, matantirelirelire, matantirelireleau.
Puis, à l’heure où le soleil rosit et descend juste un peu, j'arrive devant un minuscule château abandonné. C'est la magic hour des cinéastes. Je pose solennellement mon sac à dos.
Il est petit, son charme fait plutôt suranné, les poignées de portes tombent et celles des armoires ne ferment plus. Des araignées à longues pattes tiennent des séances de tricot mystiques dans l'escalier jauni. À toutes les fenêtres, des arbres centenaires me saluent de leurs branches majestueuses. Je me sens immédiatement chez moi et en paix.
Je dis à quelqu'un qui se tient derrière moi et dont je ne reconnais pas le visage: Tiens, le continent perdu a refait surface. Il a repris son exacte place en silence. Je ramasse une roche et trace quatre grandes lettres dans le sable : HOME.
À mon réveil, en ce matin du vendredi 18 mai 2007, je fête mes 48 ans, j'ai un beau château, tous mes morceaux ou presque, et un rendez-vous dans une demi-heure avec l’oncologue.
Et je me sens légère comme une fillette faisant l'école buissonnière pour lire des Comtesses de Ségur en cachette dans le grenier.
Image: http://gigi.petitfute.com/1423/les-poupees-russes/