Chacun (re)découvrira avec joie l’univers singulier qui était le sien, et pourra savourer sa totale liberté d’esprit et de ton. En relisant ses Chroniques de la haine ordinaire ou sa Minute nécessaire de M. Cyclopède, d’ailleurs, je m’interroge : quelle chaîne de télévision, quel journal prendrait aujourd’hui le risque de publier de tels textes ? A son époque, la liberté d’expression n’était pas encadrée par un arsenal législatif aussi contraignant qu’aujourd’hui. Ses propos iconoclastes, irrévérencieux, où il mêlaient avec talent l’absurde, l’humour noir, la critique au vitriol, l’insolence intelligente et la poésie manquaient rarement leurs cibles. Desproges dénonçait tour à tour les fausses gloires, les bien-pensants, les professionnels de l’indignation sans risque, la religion, la démagogie politique, les propos convenus, le football, la moutonnerie générale et toutes les formes d’impostures intellectuelles. Le premier – et ce n’est pas son moindre titre de gloire – il s’attaqua au politiquement correct naissant, novlangue qui n’avait pas encore réussi à édulcorer et dénaturer tout discours.
Nul doute qu’aujourd’hui, il accumulerait les procès, probablement intentés par ce qu’on appelle désormais souvent « les associations », terme vague derrière lequel se dissimulent toutes sortes de groupes de pression qui agitent à tout propos les droits des minorités, l’ordre moral, une vision hygiéniste du monde, etc. et cherchent imposer une société aussi lissée que possible jusqu’à stigmatiser tout « contrevenant », fut-il humoriste. Pourtant, comme l’écrivait Balzac, « celui qui moralise ne fait que montrer ses plaies sans pudeur… » Orwell, qui avait vu en Big Brother une machine étatique, n’avait pas imaginé qu’elle serait un jour privatisée, la réalité dépassant la fiction…
L’autocensure, la contrition, le respect béat des conventions ne faisaient pas partie de l’univers de Pierre Desproges. Ce n’est certainement pas un hasard s’il se définissait comme un admirateur d’Alexandre Vialatte, dont le regretté Philippe Muray (autre iconoclaste de haut vol) avait repris les chroniques au quotidien « La Montagne ». Ce dernier avait l’habitude de dire : « Ce devant quoi une société se prosterne nous dit ce qu’elle est. » On pense naturellement à la société du spectacle où les héros de la téléréalité vendent davantage de livres (dont ils n’ont pas écrit une ligne, pour la plupart) que Julien Gracq ou Le Clézio. Cette phrase de Muray n’aurait pas été incongrue sur les lèvres de Desproges qui, de son côté, soulignait : « Dieu est peut-être éternel, mais pas autant que la connerie humaine ».
Illustration : Pierre Desproges, L’Almanach, Rivages, 1989.