Jadis, on l’appelait «Madame Anastasie». On voyait son visage hideux pointer à chaque fois qu’une idée s’exprimait, qui n’avait pas l’heur de plaire aux pouvoirs en place ou à l’Eglise. Gardienne des « bonnes mœurs » ou de l’orthodoxie politique, elle s’emparait des manuscrits, des livres, des gravures ou des tableaux dans lesquels elle taillait sans aucune subtilité, à l’aide de ses grands ciseaux. A travers ses épaisses lunettes, on lisait le soupçon constant, l’imbécillité sourcilleuse, la jalousie aussi parfois, celle des médiocres pétris d’intentions plus ou moins avouables. Elle ne respectait aucun talent – Flaubert et Baudelaire comptèrent parmi ses victimes les plus emblématiques, même si le premier se sortit plutôt bien de ses griffes – et se vouait corps et âme au culte de l’ordre moral et social. Aujourd’hui, son visage a changé. Il est devenu polymorphe ; Anastasie vient souvent de là où on ne l’attend pas, elle a troqué sa paire de ciseaux pour un confortable tiroir-caisse. C’est bien entendu de la censure qu’il s’agit.
L’avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste de la question, a réuni autour de lui une équipe de juristes, de philosophes, d’essayistes pour dresser un état des lieux. Pour tous ceux qui sont conduits à s’exprimer publiquement, écrivains, artistes, historiens, publicitaires, scénaristes, commissaires d’exposition, et même pour le simple citoyen, Le Livre noir de la censure (Le Seuil, 350 pages, 21,50 €) est une source à ne pas négliger. Notre époque offre un paradoxe que souligne l’auteur : « l’art et l’information connaissent de moins en moins de frontières, mais de plus en plus de restrictions. »
De l’ouvrage, se dégagent quelques idées-forces qui nous éclairent sur le nouveau visage d’Anastasie : auparavant, la censure agissait a priori, définissant les sujets qui pouvaient ou non être abordés ; les poursuites étaient diligentées par le ministère de l’Intérieur, leur initiative revenait au Ministère public et chacun pense naturellement au plus célèbre de ses représentants, Ernest Pinard, qui requit à la fois contre Madame Bovary et contre Les Fleurs du mal. De nos jours, la situation s’est considérablement modifiée. La censure s’exerce essentiellement a posteriori, et surtout, elle s’est « privatisée ». Depuis que l’Etat – conscient que ses interventions devenaient impopulaires – a accordé à n’importe quelle association ou communauté, aux moindres groupuscules le droit d’ester en justice au nom d’un prétendu préjudice, et d’un « intérêt général » derrière lequel se dissimulent leurs propres visions du monde, les procès se multiplient.
Après avoir dessiné un bref historique qui rappelle que « l’Eglise catholique accompagna la mise en place d’une politique de censure quasi systématique, s’attaquant aussi bien à la morale qu’à la science ou au dogme », Pierrat met en lumière un phénomène ignoré des non spécialistes : qu’un texte répressif vienne à tomber en désuétude parce qu’il ne correspond plus à l’évolution de la société, on ne l’abroge pas pour autant, on le laisse en sommeil, de telle sorte qu’on puisse un jour s’en prévaloir, si le besoin s’en fait sentir. A ces textes anciens, s’ajoutent donc des lois nouvelles ; de ce cumul, résulte une jungle juridique à travers laquelle il est de plus en plus difficile de se frayer un chemin sans tomber dans un piège.
Parmi les sujets abordés, on découvre que l’Internet offre un espace d’une liberté finalement relative et que les groupes de pression industriels disposent de moyens de coercition économiques plutôt efficaces. Les mœurs font l’objet d’une section édifiante sur les névroses contemporaines. Aurélie Chavagnon y évoque un « chef-d’œuvre de la censure », l’article L 227-24 du Nouveau Code pénal, plus connu sous le nom bucolique d’amendement Jolibois auquel j’avais d’ailleurs consacré un large développement dans mon essai sur L’Origine du monde de Courbet. Les intentions sont bonnes, puisqu’il s’agit de protection de la jeunesse, mais les artistes découvriront vite que le vieil adage suivant lequel « l’enfer est pavé de bonnes intentions » se vérifie à leurs dépens. La religion est aussi examinée par deux spécialistes, Caroline Fourest et Fiametta Venner (dont l’essai, Tirs croisés, publié en 2003 chez Calmann-Lévy, est particulièrement éclairant). Elles y dénoncent une nouvelle forme d’inquisition, instrument privilégié des trois religions du Livre (et de leurs avatars intégristes), soutenues par quelques bien-pensants, tiers-mondistes et autres. Ces derniers se retrouvent aussi en première ligne, aux côtés d’associations, dans le chapitre que Béatrice Chapaux consacre aux minorités (ethniques, sexuelles, etc.). D’autres sections traitent de la santé, du pouvoir et, naturellement, de l’autocensure qui se développe face aux pressions exercées sur les créateurs.
Les effets pervers de ces nouvelles formes de censures se multiplient de manière parfois inattendue, le Livre noir s’en fait l’écho à travers de nombreux exemples concrets, souvent décrits avec humour ou repris par Emmanuel Pierrat dans ses interviews de promotion. Du principe de précaution à la protection des mineurs en passant par le « bonnisme » ambiant, Lucky Luke perd sa cigarette (de même qu’on se donne le ridicule de gommer la leur à Sartre et Malraux sur des photographies), le commissaire Navarro boucle soigneusement sa ceinture avant d’entamer une course poursuite à toute allure, etc. Ce qui est plus grave pour la liberté d’expression, ce sont les mauvais procès – que le livre n’évoque pas toujours, mais il ne prétend pas être exhaustif – intentés aux artistes et aux intellectuels. Pensons à celui dont Edgar Morin fut victime pour ses propos sur la politique d’Israël envers les Palestiniens, ou celui qui est fait à Henry-Claude Cousseau pour avoir organisé il y a 8 ans l’exposition « Présumés innocents » à Bordeaux, ou encore le lynchage médiatique de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau à l’occasion de la publication de son excellent ouvrage sur les traites négrières. Les actions visent trois buts précis : toucher l’artiste ou l’éditeur au portefeuille, le livrer à la vindicte populaire (voire populiste) et dissuader l’ensemble des créateurs de s’aventurer sur le même terrain.
Si les auteurs du Livre noir de la censure décrivent parfois une société digne du 1984 de George Orwell, ils n’en oublient pas moins de nous divertir par un bouquet de propos au vitriol qui feront grincer quelques dents. Ainsi, lit-on dans un passage consacré aux ligues de vertu : « D’autres “organisations” (Promouvoir, L’AGRIF, L’Enfant bleu, etc.) sont souvent des cache-sexes, dans tous les sens du terme, d’officines d’extrême droite ou de l’intégrisme catholique (toujours vigilant malgré, ou en raison, d’un clergé défaillant). » Auparavant, il avait été question de Gaston Gallimard qui, ulcéré de l’intransigeance du « Cartel d’action morale » qui sévit sous la IVe République, avait fait suivre son dirigeant par un détective privé. L’enquête révéla que le censeur s’était intéressé de trop près aux jeunes garçons et n’avait échappé à la justice que grâce à des appuis dans la haute hiérarchie du clergé… Voilà qui n’est pas sans rappeler les scandales sexuels qui minent aujourd’hui la réputation de certains télévangélistes américains, chevaliers blancs du puritanisme. Comme l’écrivait Louis-Ferdinand Céline de sa plume inimitable, « ce sont toujours les plus vicelards qui vous font la morale ». Je valide l’inscription de ce blog au service Paperblog sous le pseudo dutacq
Illustrations: Anastasie, gravure d’André Gill, 1874 - La Censure, gravure de Granville, 1832 - Anastasie, carte postale.