Entre eux, Jo et Edward appelaient ce tableau Triste Après l’Amour, mais pour des raisons commerciales, son nom officiel est devenu L’Eté dans la Cité. Depuis Summertime (voir Le voile qui vole) , nous connaissons bien le sens du mot été en langage hoppérien : Summer in the city est à traduire par Sex in the city.
Summer in the City
1949, Collection privée
Après la fusion
Inutile de mégoter sur l’interprétation. Pour Gail Levin :
« Il n’y a aucun doute sur le thème – la mélancolie post-coïtale. La femme se montre excessivement maussade, et son compagnon semble tendu et malheureux, fourrant sa tête dans l’oreiller. » Gail Levin, Edward Hopper : An Intimate Biography, p 420
Les gestes des bras corroborent cette insatisfaction mutuelle : la femme étreint du vide et l’homme le polochon.
L’alibi de la chaleur
Reste que, pour les bien-pensants, Hopper a quand même traité au premier degré le thème de la chaleur estivale. La literie est réduite au drap du dessous, les bords du matelas et de l’oreiller évoquent des matières en voie de ramollissement.
L’homme s’est mis nu pour tenter de dormir, la femme par pudeur a gardé sa chemise et a renoncé au sommeil.
Et les deux fenêtres, à gauche et à droite, appellent un impossible courant d’air.
Un lieu vide
Aucun signe d’intimité, meuble ou objet décoratif. Les vêtements de l’homme sont ailleurs.
Les fenêtres ont des rideaux et des stores, mais le couple n’a pas cherché à se protéger des regards : l’appartement est sans doute en hauteur et les immeubles voisins sont loin.
Le jour-nuit
D’après le ciel bleu et le rectangle lumineux de la fenêtre sur le sol, nous sommes dans la journée et le soleil est encore haut. Mais sur le mur derrière le lit , un second rectangle, moins lumineux, signale la présence d’une autre fenêtre située en hors champ sur la droite, et d’une autre source de lumière extérieure. Or si un réverbère ou une voiture qui passe est capable de projeter cette lumière secondaire, c’est que nous sommes la nuit, et que la lumière principale est celle de la lune. Dans ce cas, le ciel ne peut pas être bleu :
En rendant indécidable le moment représenté, Hopper nous interdit de choisir entre la lecture nocturne – un couple que la chaleur empêche de dormir – et la lecture diurne : un couple qui s’est donné rendez-vous dans un appartement de fortune pour faire l’amour l’après-midi.
Le conflit après la fusion
Le rapport conflictuel entre l’homme couché et la femme assise se traduit par la discordance des attitudes. On dirait que les deux se disputent le lit, qui d’ailleurs est à une seule personne : l’homme cherchant à l’occuper dans sa longueur et la femme dans sa largeur.
De même les mollets de la femme, raides comme les pieds de la face avant du lit, font écho aux plantes verticales de l’homme, parallèles aux pieds de la face latérale : chacun essaie de s’approprier une face du lit orthogonale à celle de l’autre.
De plus, chacun occupe son propre rectangle de lumière : les pieds de la femme ont pris possession du rectangle du sol ; ceux de l’homme baignent dans le rectangle du mur.
Les rapports du couple hoppérien, après l’amour, se résument à deux questions de possession :
qui va garder le lit, et qui va prendre la lumière ?
Excursion into philosophy
1959, Collection privée
Lorsqu’il l’acheva en 11 jours, à 77 ans, Hopper prétendit qu’Incursion en philosophie était son meilleur tableau. Peut-être simplement par esprit de contradiction, parce que Jo trouvait le thème trop osé et la jeune femme trop vulgaire.
L’opinion de Jo
Dans son journal, elle note que l’homme est assis « avec un livre de Platon sur le lit, auquel il a recours le matin après un épisode avec une jeune femme que ne porte pas des sandales Duncan (sandales plates que Jo affectionnait) – pas ce genre. C’est une accro des talons 4 pouces, d’après E.H. »
Dans le carnet, elle ajoute un commentaire énigmatique sur le livre de Platon, « relu trop tard ».
L’opinion de Gail Levin
Concernant la fille aux talons 4 pouces :
« C’est une figure de licence sexuelle, qu’il place dans un contexte ascétique, sur un lit qui pourrait difficilement être moins sensuel, à côté d’un homme au cou légèrement déboutonné, plutôt abject, assis près d’un livre jeté là, sur le bord, ouvert, et qui formellement fait écho à la fente du postérieur juste derrière. » Gail Levin; op.cit. p 525
Concernant le commentaire additionnel, il ferait allusion à l’amour « platonique » :
« Dans le style laconique de Hopper, « relu trop tard » pourrait signifier un retour à l’idéalisme de Platon, mais seulement après avoir expérimenté l’attraction sexuelle et constaté qu’elle est moindre qu’attendu ou espéré. Que l’abstinence soit préférable à une relation physique offrirait un parallèle sardonique avec le propre rejet, par Edward, des demandes sexuelles de Jo, si tardives et limitées soient elles. »
L’opinion de Alain Cueff
Pour A. Cueff, le livre sur le lit serait plutôt Le Banquet, et le tableau illustrerait le mythe de l’androgyne primitif : coupé en deux par ordre des Dieux, ses deux moitiés ne peuvent se retrouver que dans ce palliatif insatisfaisant que constitue l’amour physique :
« L’âme de chacun d’eux veut quelque chose d’autre qu’elle n’est pas capable d’exprimer ; de ce qu’elle veut elle a plutôt une vision divinatoire et parle par énigmes. » Platon, le Banquet, 12 cd, cité par A. Cueff , Edward Hopper, Entractes, Flammarion, 2012, p 222
A. Cueff fait par ailleurs judicieusement remarquer que l’assimulation ironique – par le biais de la fissure centrale - entre le postérieur et le livre, pourrait être chez Hopper le francophile une allusion malicieuse au vers de Mallarmé : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres ».
Une dimension humoristique
Il se peut que Hopper n’ait pas été chercher si loin : le premier titre du tableau était Incursion dans la réalité, le mot incursion étant rendu visuellement par le bout de soulier que l’homme avance dans le rectangle lumineux du sol. Il y a là évidemment une dimension humoristique, si l’on veut bien se souvenir que la femme de Summer in The City mettait, quant à elle, les deux pieds dans le plat !
La « réalité » est donc, dans les deux cas, le rectangle lumineux du plancher qui, en imitant le rectangle du lit, démontre la surperficialité et la vanité des rapports qui viennent de s’y dérouler.
Deux pendants
La parenté entre les deux tableaux a bien sûr été remarquée, puisque de l’un à l’autre les personnages échangent leur posture : l’homme nu couché s’asseoit tout habillé , la femme assise en robe rouge se couche et se dénude à moitié.
C’est en retournant de gauche à droite le second tableau qu’on se rend compte à quel point il constitue une paraphrase de son prédécesseur : en plus d’interchanger les sexes, Hopper s’est livré à deux autres de ses variations habituelles (voir Vigies) : inverser le sens de lecture, remplacer la ville par la nature.
Une nouvelle piste d’analyse
En comparant plus finement ce qui rassemble et ce qui différencie les deux oeuvres, peut être parviendrons-nous à une compréhension plus précise de ce que Hopper sous-entendait par Incursion en philosophie.
Voir ou se voiler la face
Dans les deux tableaux, l’un des personnages regarde la réalité en face et l’autre cherche à s’en protéger, par le sommeil ou en se tournant vers le mur. Choix existentiels opposés, : premier orteil qui s’immisce dans la philosophie.
Les deux tâches lumineuses
Le second tableau reprend l’idée des deux tâches lumineuses : mais en les transformant en rectangles de même taille et strictement orthogonaux, donc produits par l’unique fenêtre, il nous conduit à la conclusion radicale que l’une des deux sources lumineuses se trouve haut dans le ciel, l’autre étant plus proche de la terre. Une source de lumière céleste et une terrestre : deuxième orteil en philosophie.
Le jour-nuit
La présence de ces deux sources – disons la lune et un réverbère – rend impossible le ciel bleu, que Jo nous décrit naïvement en ces termes : « par la fenêtre, un véritable paysage à la Hopper : soleil du matin, ciel bleu touchant le haut d’une dune verte ».
Le « real Hopper landscape » est justement tout sauf réaliste et la lumière est, comme dans « Summer in the city« , celle d’un jour-nuit indécidable et d’une contradiction logique : voici notre troisième orteil.
La géométrie des rectangles
En resserrant le cadrage sur le couple, le lit et l’unique fenêtre, Hopper élimine les éléments subsidiaires au profit d’une démonstration fondée sur les propriétés des rectangles. Le lit mou aux pieds apparents et l’oreiller aux formes organiques sont transformés en un parallélépipède impeccablement cartésien. Les rideaux laissent place à des volets à persiennes, blancs et noirs comme les pages du livre rectangulaire qui s’est rajouté sur le lit. Autre rajout d’un rectangle, le cadre sur le mur, dont on peut voir seulement qu’il représente un arbre.
En nous suggérant que le livre est de Platon et en mettant en balance la dune verte - dans le cadre de la fenêtre, et l’arbre peint – dans le cadre du mur, Hopper nous intime de réfléchir à la théorie de la représentation : un tableau d’arbre est-il un arbre, ou une Idée de l’Arbre ? Quatrième orteil en philosophie.
Les figures en carton
Ramenons les personnages à l’essentiel : l’homme assis est composé comme une bande de carton pliée : rectangle vertical du torse, rectangle horizontal des cuisses, rectangle vertical des mollets, rectangle horizontal des pieds.
De manière moins évidente la femme, couchée en chien de fusil est bâtie selon le même principe, en quatre rectangles pliés : on peut dire qu’elle est couchée-assise, ou assise-couchée dans le plan du lit.
Risquons une interprétation à la manière de Platon dans le Timée. Le monde est composé de trois sortes de rectangles : les jaunes sont sous l’influence de la lumière terrestre, les blancs de la lumière céleste, et les bleus sous celle de l’ombre. On voit que la pièce et le lit sont construits selon ce principe.
Mais aussi les vivants : tels qu’ils sont représentés là, l’homme est composé de deux parts terrestres et de deux parts célestes ; la femme de deux parts célestes et de deux parts d’ombre. On comprend qu’après l’amour, ces deux-là soient irréconciliables.
Un peu plus tôt, en revanche, ils étaient dépliés en deux rectangles superposés, parallèles au plan du lit et au rectangle de la lumière céleste : septième ciel, cinquième orteil…