Michel a bu de la bière artisanale tibétaine hier (du tchang) avec des jeunes qui descendaient du village. Il a été malade cette nuit. Gérard lui a donné un remède chinois. Nous démontons les tentes et plions le camp au grand soleil sous un ciel bleu turquoise lavé des chiffons gris de la mousson. Les mules que nous allons laisser broutent les touffes. Pancakes, œufs brouillés, porridge gluant aux pommes composent l’ordinaire. Nous prenons un camion pour une partie de piste jusqu’au passage à gué de la rivière Kiy Chu, celle-là même qui coule à Lhassa. Un voyage, c’est aussi du temps de transport, surtout dans un pays où les routes sont sommaires. Le camion ballote et la meilleure place pour éviter les hauts de cœur et les fesses en marmelade, comme la poussière qui monte des roues, est la station debout. Le bus nous attend sur l’autre rive. Ciel bleu et fleuve turquoise ; avec l’ocre de la terre cela compose les couleurs du Tibet. Le bus emprunte un pont à péage (les ponts sont si rares qu’ils sont payants aux véhicules). On peut y voir une barcasse traditionnelle tibétaine en peau de yack. Nous suivons désormais la grande route de Lhassa en passant parmi les villages aux maisons plates où s’agitent constamment des drapeaux de prières plantés en haut de mâts. Les gosses jouent dans les champs, devant les maisons, au bord de la route. On n’est plus dans la montagne et le pays est ici agricole et riche. Les champs cultivés succèdent aux champs cultivés dans cette rare partie du Tibet qui soit cultivable.
Nous nous arrêtons dans la ville de Chuchu pour faire des courses, non loin de la route qui mène à l’aéroport. Cela nous permet d’avoir une idée de ces agglomérations factices construites pour la route et son trafic. Les maisons et boutiques bordent la route principale où grondent sans cesse des camions. Une rue perpendiculaire est un peu plus calme. Tel est le plan. L’activité a lieu dans les rez-de-chaussée des bâtiments bas alignés le long des rues et aménagés en boutiques, en ateliers ou en administrations. Les commerçants comme les militaires sont surtout chinois. Quelques aimables gavroches savent ce qu’est un touriste et m’adressent des mots d’anglais ou prennent la pose pour se faire photographier. Au contraire des petits sauvages de la montagne, ils sont plutôt fiers qu’on veuille les prendre en photo. Les couleurs vives des vêtements contrastent avec l’ocre pisseux des murs. Sur le marché – toits de tôle et étals de béton – des morceaux de viande brune attendent le client. Mais l’altitude empêche les mouches. Devant, des paysans du coin, accroupis sur leurs talons, proposent courgettes, ciboules, choux chinois et haricots verts longs d’une trentaine de centimètres.
Un peu plus loin, une halte de routiers avec quelques bars et restaurants rapides. C’est à cet endroit que nous quittons la route pour bifurquer vers la montagne et la vallée d’Angkhang. Une fois quittés les abords de la rivière, le paysage se fait tout de suite plus aride et plus désert. Lorsqu’un ruisseau y coule, la vallée s’ouvre en bosquets de saules et en champs d’orge encore vert. Les épis ont de longues moustaches brillantes au soleil. Ou ce sont les fleurs blanches et mauves au cœur d’or qui surmontent les tiges aqueuses et les feuilles d’un vert sombre des plants de pommes de terre. Nous traversons plusieurs villages, le camion à bagages en premier, le bus à passagers derrière. Le plus puissant doit pouvoir tirer le second si la piste devient mauvaise. Certains gués pierreux sont difficiles à franchir, mais tout passe… jusqu’à ce qu’une rivière limoneuse et torrentueuse, augmentée des pluies des jours et nuits précédents, n’ait emporté la piste sur une bonne portion. Cette fois ne passent que les gens à pied. Bus et camion sont forcés de rester d’un côté tandis que nous transbordons tous les bagages le long du sentier qui subsiste au ras de la falaise. Nous attendons les « tchouk-tchouks » comme ils les appellent ici, ces motoculteurs passe-partout que le chauffeur a demandés à des locaux qui passaient par là. Car au milieu de tout désert, au Tibet, un être humain surgit toujours, comme venu de nulle part.
Avant l’incident, nous avons pris sur des rochers un pique-nique consistant : pâté de chevreuil venu de France (20% de bête, le reste en cochonnerie de divers morceaux), pâté végétal (huiles et farines en majorité), cornichon, moutarde, fromages (Kiri et Babybel), pastèque (locale) et biscuits à l’orange (chinois, goût chimique). Le grès de belle facture qui borde le torrent jaune rugissant est un siège royal pour ce pays des dieux. J’écoute de temps à autre l’insignifiance du monde. Par exemple, Graziella : « je me ferais bien un shampoing ! » ; ou les Suissesses se faisant prendre en photo : « cela fera les deux rescapées ».
Les motoculteurs arrivent et nous entassons les bagages sur les deux premiers pour monter dans la remorque du dernier. L’adolescent en vélo nous suit un moment, pédalant ferme dans les côtes, mais il a peu de freins et les cahots de la piste lui font perdre ses bouteilles qu’il a lié sur le porte-bagage. Il les ramasse et, pressé, les fourre sous son tee-shirt comme un tibétain traditionnel sous sa tunique. Le tee-shirt passé sous la ceinture forme une poche et l’on peut y glisser à même la peau depuis le col toutes sortes de choses qui ne risqueront pas de tomber. Mais les tchouk-tchouks vont trop vite et il se fatigue dans les côtes ; nous le perdons bientôt de vue.
Là où l’eau coule, l’herbe pousse drue, parsemée de centaine de fleurs d’altitude. Le ciel reste d’un bleu profond, drapé à quelques endroits de légers nuages de soie. Au loin les monts sont bleutés. Des arrêtes de pierre aiguë retiennent, à plus de 5500 m, des lambeaux de neige éternelle. Nous installons le camp au bord de la piste, près du village de Shutö, sur du gazon ras que broute un cheval étique. La rivière un peu plus bas nous permet de nous laver de la poussière de la journée.
De retour aux tentes, une nuée de gamins et gamines ne tarde pas à nous entourer en bourdonnant comme autant de moustiques. C’est notre pâleur de peau, nos longs nez, nos vêtements neufs aux couleurs vives, notre façon étrange de parler, nos accessoires (stylos, carnets, appareils photo…) qui les fascinent. Ils ont ici les traits plutôt durs, des faces rudes, poussiéreuses, les mains avides au gain. Toute bouteille vide fait leur bonheur plus qu’un biscuit ou même un stylo. Comme toujours dans les campagnes, certains sont très couverts, couvés par une mère inquiète, portant plusieurs couches de maillots et chemises pour se protéger des courants d’air ; d’autres au contraire ne portent qu’un seul vêtement sur la peau comme cette fillette aux cheveux courts et à la boucle à l’oreille, le corsage ouvert jusqu’au thorax. Au début curieux et un peu timides, ils deviennent vite agaçants, enhardis par leur nombre et notre air affable. Une fois la nuit tombée, les démons qui rôdent dans les imaginaires tibétains font qu’ils regagnent vite leurs demeures. Mais ils seront là de nouveau aux premières lueurs de l’aube.