Amour

Par Adabsurdum

Amour
de Michael Haneke


  Un matin, malgré le soleil sur les toits de Paris et les rires qui emplissent la cuisine, on se met à douter. De tout. De Dieu bien sûr, c'est si facile, mais aussi de la vie, du temps qui passe et semble s'être un instant arrêté. C'est une absence. Mais qui est absent ? On doute. C'est donc que l'on y croit encore. Pour encore combien de temps ? On a déjà si froid aux pieds.

  C'est vrai, si la vie n'est que cet intervalle de temps, si ridiculement court, qui sépare la naissance de la mort ; si elle n'est que cet absurde et continu ralentissement de la multiplication cellulaire ; alors l'homme est en droit de lever les yeux au ciel et, de toute la force de ses poumons encrassés par les gaz d'échappements, de hurler à la face hautaine de l'univers qui l'écrase de sa splendeur : Tout ça pour ça ?
 
Puis, une fois ses charentaises remises, pour surmonter la peur du silence céleste, imperturbable de moquerie muette, pour dépasser celle des questions iconoclastes auxquelles nul prophète crédible (oxymore ou pléonasme, au choix) n'apportera jamais de réponse, l'homme invente l'Amour et ses avatars encombrants, l'espoir et le courage, car on ne se sépare jamais de la Grande Angoisse, elle est indestructible. Tout juste peut-on la morceler en portions plus humaines que l'on finit par ne plus savoir raccorder, pour la plus grande joie de Freud et Alzheimer, les Tom et Jerry des neurosciences, dont les meilleurs sketchs viennent de paraître aux éditions La Gériatrie Amusante sous le titre goguenard : Si j'avais su, j'aurais pas venu*.

  Pour simplifier, à la limite de la caricature, la pensée d'Henri Laborit, l'inventeur pré-soixante-huitard de l'hibernation artificielle et autres trompe-la-mort psychédéliques, l'amour est un processus relationnel permettant de conscientiser les actions auto-gratifiantes par l'intermédiaire de l'autre et dont la forme et la finalité ont globalement peu évolué de l'émergence des premiers êtres mono-cellulaire à l'avènement d'homo sapiens.
 
Certes, cette vision bio-systémique manque notablement de romantisme mais c'est justement ce que recherche Michael Haneke : éliminer le sentimentalisme, le pathos, la psychologie et tout ce qui fait tomber l'art dans l'obésité anesthésiante des sucreries hollywoodiennes, alors que la vie ça n'est jamais que de la protéine qui tricote des spirales pour passer le temps et faire son intéressante à la face du Grand Absent ou à celle de Méphisto, dont la panse ne cesse d'enfler depuis que les premiers monozygotes ont inventé la mort.

  Donc, chez Haneke, point de douceur ni de violence, que du brut, du vrai, du factuel, sans fioritures ni voilettes. Les faits sont bruts, les personnages sont bruts, les images sont brutes, les silence sont bruts. Même le générique est brut. C'est ça l'élégance spartiate. Pas de musique. Ni avant, ni pendant, ni après. Même aux enterrements. Tout juste entend-on quelques mesures lorsque Anne, l'héroïne, ou un de ses élèves, se met au piano. Mais c'est du Schubert, alors on est content quand ça s'arrête. C'est d'ailleurs, avec quelques longs plans fixes sur des tableaux de style Romantisme Allemand ou assimilé (soyons accueillants, comme disait Nietzsche en ouvrant à sa bonne judéo-slovaque), la seule concession artistique à un début d'épanchement émotionnel. C'est frustrant mais passé un certain âge, l'exaltation est mauvaise pour le cœur et la guimauve colle au dentier, alors on finit par trouver la frugalité désirable.

  L'auteur ne manque pas de nous faire partager les joies simples et chaque jour renouvelées d'une partie de stock-car en fauteuil roulant électrique ou de nous révéler l'art de se tordre de rire avec un lit articulé à triple motorisation, mais globalement l'hilarité reste confinée au maigre sourire que provoque chez le spectateur mal intentionné le déhanchement de Jean-Louis Trintignant, qui fait penser à celui de Nicolas S. quand il cire le parquet des palais de justice avec des patins aussi difficile à rouler qu'un procureur sans courroie.

  L'histoire est simple comme un amour sans tâche, c'est à dire consommé avec modération et hygiène. Anne et Georges sont vieux, ils s'aiment encore et ça se terminera mal sinon ce ne serait ni du cinéma ni du vrai amour.
 
Tout est dit.
 
D'attaques en AVC, le corps d'Anne renonce morceau par morceau à exister vraiment et ce serait insoutenable si les deux octogénaires n'embellissaient au fur et à mesure que la déchéance s'installe.
 
C'est ça l'amour. Les dieux et les démons ont beau s'acharner, il reste toujours la grâce de l'épure, ce truc dans les yeux qui force à dire oui même à la mort. 
  D'ailleurs, avec seulement un coin de la bouche encore mobile et une langue paralysée, Emmanuelle Riva est capable en quelques mots difficilement articulés de remplir notre cœur de joie et de nous faire rire dignement, un tour de force dont seuls furent capables jusqu'ici certains martyrs chrétiens avant que les bourreaux ne changent de camp. C'est dire son talent et son abnégation.
 
Quand à Jean-Louis Trintignant, il chasse très bien le pigeon mais c'est pour le cajoler et parce que c'est tout ce qui lui reste à faire dans les couloirs d'un appartement trop grand et trop chargé de souvenirs pour supporter un silence que plus jamais le pas aimé ne viendra perturber, alors on lui pardonne. L'aventure et les distractions sont si rares quand on ne peut plus sortir qu'on s'égaye comme un enfant des moindres occasions d'user ses quelques forces dans un futile tournoi. Il faut bien que vieillesse se passe. Et puis les Feux de l'Amour** ont beaucoup perdu depuis que les politique leur piquent les scénarios pour écrire leurs programmes.

  Courez voir ce film, mais pas avant 19h00. Les séances précédentes sont hantées par des porteurs de carte vermeille dont les ronflements ou les cris d'effroi gâchent le plaisir des plus jeunes à se sentir si loin de l'écran.
 
Courez voir ce film pour le non-jeu époustouflant de justesse et de force des acteurs, qui rend terriblement poignant le moindre geste quotidien.
 
Courez voir ce film si, avant d'en être à bénir la cécité qui voile votre image dans le miroir, vous espérez encore comprendre ce qu'aimer veut dire, à tout âge, sans mots inutiles, juste en étant présent.
 
Si l'amour est un acte et rien d'autre, alors c'est simple et beau comme un film d'Haneke.

Pégéo, entre le jour des morts et le premier avent,
il n'y a pas de hasard.

* Célèbre réplique de Petit Gibus dans La Guerre des Boutons  d'Yves Robert qui, comme chacun sait, n'est qu'une allégorie campagnarde et franchouillarde de la dispute entre Tonton Sigmund et Oncle Carl.

** Vénérable soupe populaire, ou soap opera en anglais, très appréciée des porteurs de dentiers et des malades atteints d'un ulcère tant sa consommation était facile, sa digestion aisée et les risques d'élévation du QI inexistants.