I
l y a quelques semaines, on parlait beaucoup du premier roman d’un « jeune auteur » de 42 ans dans la presse littéraire américaine. Le roman : Beautiful Children. L’auteur : Charles Bock, originaire de Las Vegas (ça change étrangement de New York), publié par Random House après une campagne marketing presque jamais vue pour un premier roman d’un auteur inconnu, pour promouvoir un gros roman, où il est beaucoup (pour ce que j’en ai lu) question de cul. Rien de houellebecquien je vous rassure. J’en voyais qui commençaient à pâlir. Promotion hors du commun qui vit RH mettre le texte gratuitement en ligne sous format pdf pendant un mois, vit embaucher une pro des couvertures pour son livre, promotion enfin qui se vit récompenser par la presse assez élogieuse sur le roman.
Quid donc ?
Je n’en ai lu qu’une bonne moitié et ça tient franchement bien la route. L’intelligence de Bock est de dévoiler l’histoire par petites touches, de ne pas lancer de grande intrigue englobante, mais de restituer par de savants tableaux, par une chronologie dispersée selon les personnages et les lieux dans lesquels ils se trouvent. Tout semble commencer par l’enlèvement d’un gamin d’une douzaine d’années. On se dit qu’on a déjà vu ça, une famille qui se délite après l’enlèvement de son enfant chéri. Sauf que l’on apprend à connaître l’enfant par un savant jeu d’enchâssement temporel, et que sa disparition est loin d’être le trou noir qui va engloutir le mariage de ses parents, qui tangue déjà bien.
Il n’y a pas vraiment de centre au roman ; les personnages qui le peuplent sont brossés avec beaucoup de profondeur, dans un mélange de langue classique bien balancée et d’argot. Bock fait vivre Las Vegas, déconstruit sa ville, essaie d’en élucider l’étrange alchimie, l’attraction qui s’en dégage, pourquoi en somme une petite ville au milieu du désert a pu devenir cette bouche de l’enfer (j’ai l’impression que c’est une expression que j’utilise souvent), attirant et regroupant toutes les déviances de l’Amérique moderne.
Pourtant ici, il n’est point question de fanatiques religieux, de politiques corrompus et incompétents, de grands patrons exploiteurs et de gentils ouvriers. Charles Bock s’intéresse à ses personnages et on adore le soin qu’il met à les faire vivre, et la manière dont ce sont eux qui font vivre l’histoire, quasi absente (si ce n’est la « reconstitution » du fil de l’enlèvement), et la font caler, montrant qu’il est impossible d’aller de l’avant, de continuer.
On pourrait parler de roman choral. Mais c’est un terme de merde. Qui ne veut rien dire. Certes les voix se multiplient, mais les personnages ne se rencontrent pas tous les uns les autres pour se mettre à retrouver le gamin disparu dans un grand élan de solidarité. Bock décompose ses personnages, nous fait rencontrer le délitement progressif de leurs vies, délitement qui n’a pas de cause, qui est un fait que l’on ne peut qu’observer.
Je ne veux pas trop rentrer dans les détails avant d’avoir fini, juste glisser quelques lignes parce que c’est vraiment bon, résolument différent d’un Franzen, c'est-à-dire sans effets de dramatisation de l’action à outrance comme on avait pu en rencontrer dans Les Corrections, par exemple. Ce n’est pas non plus un roman social, ni un thriller, ni un roman psychologique. Je ne sais pas et ne veux pas le savoir.
Le talent de Bock est justement de brouiller les lignes et de nous faire toucher du doigt le désespoir, inhérent à tout individu, inhérent à tout rapport social. Dans cet aspect du roman, Vegas, ville très peu explorée par la littérature américaine, est un monde à elle toute seule, sur lequel je reviendrais beaucoup plus en détail en fin de semaine prochaine.
Le sexe est aussi partie prenante, mais pas de fesse molle, pas de description scabreuse, le sexe considéré comme satisfecit social et personnel.
Bock pour le moment, va au-delà des clichés les plus éculés (en en distillant savamment, il va en quelque sorte au travers du lieu commun pour en montrer de nouvelles facettes) de l’Amérique que l’on connaît et que d’aucuns aiment détester, et c’est pour ça qu’on continue. Parce qu’il ne s’adresse à personne en particulier. Parce que son roman n’est pas une démonstration de quelque valeur de l’Amérique (pour le moment, et j’espère que ça va continuer comme ça jusqu’au bout ).