Maurice Rocher, L'homme à l'oreille, 1966.
"Pim voudrait entrer dans l'histoire de la boucherie, y inscrire son nom, et pour cela il faut frapper un grand coup, il faut faire honneur, aller au bout de ses possibilités, achever sa mission, sa tâche sublime." Sans aucun doute, le talent boucher de Pim (le personnage du dernier roman de Joy Sorman) vaut bien celui de son auteur qui signe un texte magnifique et poétique, un roman dont on se délecte comme d'une entrecôte finement persillée. Un de ces morceaux mis de côté que les bons bouchers vous rapportent de derrière. Tout à la fois hymne à la bidoche, éloge de la boucherie artisanale et ode aux saveurs de la langue, Comme une bête est un texte puissamment inspiré, qui rend hommage à l'humilité de l'artisan et n'en est pas moins d'une ambition monstrueuse, un texte qui palpite, vibre et chatoie, traversé par la passion, l'imprégnation et la patiente fréquentation des chambres froides et des billots. Un texte-miroir où l'homme et l'animal n'en finissent plus d'échanger leurs regards et leurs identités. Je te confie mon corps, pourrait dire la bête de son œil éloquent, et charge à toi, boucher, de travailler et de transformer ma noblesse. Partage mon âme de bœuf avec ceux qui me mangeront.L'histoire tient à peu de chose, à un squelette ou une carcasse que Joy Sorman habille page après page, comme on pare les meilleures pièces de viande pour les proposer au client : Pim a 16 ans lorsqu'il intègre un CFA en boucherie dans les Côtes d'Armor. Maigre comme il est et avec ses doigts fins de pianiste, il n'a pas le physique de l'emploi. Qui plus est, il a la larme facile, ça coule tout seul, pour un rien — un syndrôme lacrymal —, comme le sang des bêtes qui vous éclabousse de vie lorsqu'on les égorge. Pim deviendra apprenti à la boucherie Morel de Ploufragan, puis boucher à Paris. On le suit tout au long de sa formation, dans ses visites aux abattoirs, lors de son stage chez un éleveur, puis dans l'exercice de son métier ou ses déambulations à Rungis où il choisit ses pièces. C'est l'itinéraire d'un viandard, d'une vocation qui se mue en passion, en un sacerdoce laïque pour la carne.
Comme une bête peut certes être lu comme un vibrant plaidoyer pour une pratique raisonnée de la filière carnée. Plane le spectre de la malbouffe et des perspectives inquiétantes et inéluctables de l'évolution des pratiques alimentaires. Ces "vaches bodybuildées" aux "chairs sans saveur" qui encombrent les rayonnages des supermarchés, ces laitières qui, après avoir pissé leur lait jusqu'à épuisement, doivent encore sacrifier leur chair, ne sont sans doute qu'un avant goût de ce qui nous attend :
"2 euros 50 pour une bonne grosse bête greffée de stéroïdes qui grossit deux fois plus vite. Ou 2 euros 50 pour un zébu brésilien élevé sur une immense prairie génétiquement modifiée, sur une herbe vert fluo capable d'accueillir deux fois plus de bétail (le zébu c'est facile à désosser, ça se travaille vite, c'est tendre, sans gras, sans goût aussi, mais ça gagnera tous les marchés vous verrez, ça détrônera nos vaches laitières, parce que le Brésil c'est pas que le foot et les tongs)."
Il y a quelque chose d'effrayant dans ces visions mécanisées de l'abattage et de la transformation de la viande, dont on apprend l'origine : les abattoirs industriels de Porkopolis (à Chicago), bien antérieurs aux chaînes de montage des automobiles Ford. Mais ce roman va bien au-delà. Il dépasse tout jugement pour s'inscrire dans une rêverie anthropologique et poétique. Joy Sorman accompagne son personnage, elle scrute ses mouvements, décompose cette "somme de gestes qui a rendu possible une extraordinaire métamorphose — une vache devient un steak, attention les yeux." En "mage de la découpe", Pim travaille ses viandes avec précision, dextérité et élégance, comme un danseur sa chorégraphie. Et à cette poésie du geste se joint celle de sa matière, la viande et ses textures, ses couleurs, ses odeurs, dont Pim et l'auteur elle-même s'enivrent :
"Pim inspecte les ris de veau et d'agneau, évalue leur texture délicate et anticipe leur saveur. Un vendeur dépose dans sa main deux grosses glandes blanches arrachées à la gorge d'une jeune bête. Ils sont bien fermes, d'un blanc nacré subtilement rosé, gonflés et humides, ils sont parfaits. Puis il soupèse les testicules d'agneau, veinés de bleu, vendus par sachets de 30, et hésite. Il y a des foies aussi, magnifiques et immenses, comme des méduses écarlates. Ils gouttent, entassés sur des grilles, brillants comme du vinyle, lisses et doux, on se voit dedans. Foies de veau ou de génisses, roses ou grenat, aux côtés des rognons couleur de velours pourpre, jetés en vrac dans des bacs de plastique jaune, seaux de caillettes au pied de fressures suspendues, et c'est comme si les cœurs battaient encore tant ils sont tendus et sans accroc."
Pim est un rêveur et un artiste de la viande. Il y a dans son parcours quelque chose qui relève de l'initiation, mais plus encore de la performance, d'une quête de la perfection. Perfectionnement de son destin d'homme qui, pour se réaliser, invite à faire le tour de la bête, de l'animalité. Pour capter l'âme de la vache, encore faut-il se mettre à sa place :
John Deakin, Bacon with Meat, 1960.
"Il contemple la vache, la tête, les yeux, le mufle, les naseaux, puis le corps puissant et galbé, les taches sombres sur la robe blanche, la chaleur épaisse, il la palpe, son estomac plein d’une bouillie d’herbe mâchée. Chez la vache tout est paisible, tout est lent, chaque mouvement de son métabolisme à la fois économe et productif semble calculé, une existence patiente et lourde. La vache vit le plus souvent immobile, elle se retient, elle attend, disponible et placide, puis se dégonfle d’un coup comme une outre qu’on aurait percée et ça donne des yaourts et plus tard un rosbeef. Ça fait quoi d’être une vache ? rien si ce n’est les saisons, la nourriture, la main de l’homme sur ses pis et sa gorge.
Si on ouvrait le crâne plat de la vache, si Pim la trépanait délicatement avec un fil à couper le beurre, puis se glissait à l’intérieur de la boîte crânienne, se faufilant entre la cervelle et l’œil, voilà ce qu’il y verrait, logé derrière la pupille de la bête, son œil d’homme collé contre celui de la vache : il aurait une vision du monde, il pourrait regarder ses semblables à travers un œil de bœuf qui arrondit la réalité, il ne verrait plus que leurs gestes, leurs démarches, existences humaines passées au tamis, il n’entendrait plus que leurs intonations, il ne sentirait plus que leurs odeurs, il saisirait la bienveillance ou la brutalité. Pim ne verrait plus que des silhouettes d’éleveurs, de laitiers, de vachers, de vétérinaires et de marchands qui espèrent leur fortune. Et derrière ces silhouettes, fondue dans l’horizon, il verrait la masse affamée qui piaille et qu’il faut nourrir."
De l'homme à la bête, les frontières sont ténues, et il suffit d'un regard pour que tout s'inverse, des rapports de dominé à dominant, comme ici à l'abattoir : "La vache est dans le piège mais il arrive que les choses ne se déroulent pas comme prévu et sans crier gare la bête lèche le visage du tueur c'est elle qui donne le baiser de la mort, elle lèche le cou, le front, les joues et ça n'en finit pas, c'est de la tendresse, de l'amour, son immense langue râpeuse et musclée pousse l'homme contre un mur, l'accule, une vache viole un abatteur, elle lèche encore, sa tête presse maintenant contre la poitrine de l'ouvrier, elle se frotte et ça dure, l'homme est désemparé, il suffit de caresser la tête d'un animal pour ne plus pouvoir le tuer."
C'est là la dimension la plus fascinante du roman, inscrite dans son titre : le cheminement d'un homme qui, travaillant et pensant la viande au quotidien, subit et expérimente dans son corps et son psychisme le transfert et l'assimilation biologique, métabolique de sa matière première :
"A l'intérieur du boucher germe l'idée saugrenue et douteuse de se déshabiller, de se rouler tout nu dans la bidoche comme dans les vagues blanches d'écume, comme dans l'herbe grasse. Il pourrait s'enfermer dans la chambre froide, se dépoiler, se coller contre la barbaque et se frotter. Son corps sec et tiède transmettant un peu de chaleur à la viande froide ou l'inverse."
Sa chair et celle des bêtes en viennent à se confondre, à échanger leurs qualités, leurs perceptions :
"Avec le temps la peau du boucher se pique de points roses, l'épiderme se colore aux pommettes et dans le creux des joues, le nez moucheté d'un sang pâle, les muqueuses, les poumons tavelés par les émanations de la viande. Toute l'année Pim inhale ces effluves de cru, elles tapissent son corps comme une nicotine rouge. Jour après jour, il inspire ces particules vivantes, en suspension dans l'air, qui viennent gonfler ses propres globules rouges, il se fortifie, la viande il n'a pas besoin d'en manger, il respire et la digère en plein cœur, parfois il saigne du nez, un trop-plein.
Avec le temps les mains du boucher enflent et s'arrondissent, faisant disparaître dans l'épaisseur de la chair bombée ongles, phalanges et veines. Ses mains se confondent avec la viande qu'elles manipulent — des mains en viande, indistinctes du rôti ficelé à la vitesse de l'éclair."
Dans l'exercice de son métier, Pim en vient à incarner cette conception que Levi-Strauss donne de l'anthropophagie : "Le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger". Il le constate chez ses clients, comme cette vieille dame qui lui achète chaque semaine une cervelle de veau, convaincue d'enrichir sa matière grise en bénéficiant du "transfert de neurones". Il vit lui-même cette transsubstantiation, il y travaille avec ardeur, comme si coulaient et se mêlaient en lui d'anciens flux sanguins, remontant d'époques ou de cultures ancestrales où le rapport à l'animal, sa chasse et sa consommation, relevaient encore du rite et du sacré. La dernière partie du roman, d'une intensité et d'une prodigieuse beauté, est l'éblouissant accomplissement de cette fusion dans l'amour carnivore.
Un roman à dévorer, susceptible d'ébranler les plus invétérés des végétariens.
Joy Sorman, Comme une bête, Gallimard, 2012. 16,50€.