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L’infortune continue
ou
L’expression des traits entrelacés
Alors on peut se mettre devant un motif, un sujet.
Prendre ses pinceaux, ses crayons, ses fusains, ses tubes et ses pots et représenter, reproduire, c’est-à-dire peindre ou dessiner. On trouve dans cette façon d’être, de sacrés bons
artistes comme Edward Hopper, Lucian Freud ou Francis Bacon pour ne citer que les trois qui me viennent immédiatement à l’esprit…
Voilà, c’est comme ça depuis que les artistes se sont intéressés à la nature, aux idoles et à toutes sortes de dieux y compris celui des monothéistes qui a eu une ribambelle de peintres,
architectes et sculpteurs à son service.
Et puis il y a les autres qui ne savent pas au moment où ça commence ce que ça va être, ce que ça risque d’être : une formidable réussite ou un incroyable échec !
Alors ça jette des tâches au sol ou sur les murs comme Jackson Pollock, ça cherche des formes dans les froissages et froissements des papiers imprimés comme Ladislav Novak, ça écrit dans
une calligraphie illisible qui va pouvoir pourtant être lu comme dans les logogrammes de Christian Dotremont…
Ainsi travaille David Thelim, ça part de rien, d’un embrouillis de traits au stylo à bille tantôt solitaire (le stylo) tantôt en couple ou accouplé à plus de deux.
Au début, il s’embrouille et il nous embrouille…
Ce devrait être des gribouillages, des gribouillis et puis « il » ou « elle » ou « eux » vont apparaître.
La spiritualité entre dans le dessin…
Des esprits vont se concrétiser dans le dessin.
Comment, par exemple, cet indien vivant puis mort au confluent de l’Orénoque et de l’Amazone s’est-il, ainsi, installé dans l’atelier de David Thelim sur sa feuille ?
Comment ces visages apparaissent, alors que le personnage dont ce serait, ce sera le portrait est absent ? n’est jamais apparu ? n’a jamais été rencontré ?
Et il est là ! là, sur le papier, aucun doute, c’est lui, c’est elle, ce sont eux.
Ainsi, ces êtres apparaissent comme la Pythie donnait réponse aux questions posées.
À sa façon.
La Pythie arrivait pour monter sur son trépied, auparavant, elle s’était lavée, elle avait jeûné, elle avait bu l’eau de la source, mâché le laurier, médité, elle avait accompli toutes
les cérémonies, alors, alors seulement, elle était possédée, elle criait et prononçait l’oracle, c’est-à-dire donnait la réponse.
(Je pense à elle, car c’est le même processus qu’utilise David Thelim dans son travail.)
D’abord la Pythie lance son cri incohérent transformé par des mots grecs juxtaposés incompréhensibles par des traducteurs, puis ces mots agencés autrement, recomposés, reconjugués,
donnaient enfin réponse, celle des prophètes…
Ainsi la réponse apparaissait à partir du cri insensé.
Les schémas s’inversent, ailleurs le cerveau a un projet, un but, et commande la main qui essaie d’obéir au mieux (pour la Pythie : la langue, le palais et la voix) aux ordres expédiés ;
là, (pour David Thelim) la main s’envole d’elle-même, dessine d’elle-même et la forme apparaît.
Sur les indications de qui ? de quoi ? de la main ? d’un possible ailleurs ?
Te voilà ainsi, maintenant, toi spectateur, seul, face aux images,
Et ta question, ton interrogation tournoie de tes yeux à ta cervelle, tu n’es plus face à une représentation mais, au sens multiple du terme, à une création.
Et là se pose ton problème : cette création est bien de David Thelim, de David Thelim, seul, ou associé à qui ? à quoi ?
Qui le possède au moment où il trace ?
Qui le possède au moment où il écrit ?
Puisque ses outils sont ceux de l’écriture.
Qui les possède au moment où il dessine ?
Puisqu’il s’agit de dessin et pas de calligraphie.
Alors, nous voilà confronté à une autre source littéraire : l’écriture automatique.
Nous voilà, une fois encore au contact de Freud pas Lucian, cette fois, mais le vieux Sigmund, l’idole au crépuscule, l’affabulateur Sigmund Freud selon Michel Onfray !
Il a raison, mais là, dans cette chronique, on s’en moque.
Sigmund ne me sert qu’à dire comment fonctionne l’écriture automatique, l’une des pistes parmi mille autres pour comprendre le travail de David Thelim.
Ce n’est qu’une méthode inventée par André Breton. Une façon, selon lui, de laisser s’exprimer l’inconscient.
Il faut écrire le plus rapidement possible, hors contrôle, hors raison, hors désir, hors projet, hors contexte, hors tout : lâcher tout.
Et, après tout ce travail des Champs magnétiques à ses derniers textes de l’Art magique, André Breton dira :
« L’histoire de l’écriture automatique dans le surréalisme est celle d’une infortune continue »
Cette « infortune continue » sera pourtant reprise par un autre surréaliste, et pas des moindres : Max Ernst et ces frottages, préludes aux arrachages de César aux affiches lacérées de
François Dufrêne ou de Raymond Hains.
Mais c’est une si vieille histoire : déjà dans ses carnets Leonardo da Vinci notait et conseillait : « pour exciter l’esprit à diverses inventions, de contempler les murs souillés de
taches informes » !
Et hui, sous une toute autre forme, nous retrouvons la forme, l’identité, la personnalité, « il », « elle », « eux » sur et dans les entrelacs de David Thelim.
Entrelacs ? oui Entrelacs, ça fonctionne, mais il faudrait trouver un terme pour qualifier cet entrelacs qui donne naissance à une figure.
Car il y a de la chrysalide dans cette approche…
Il y a de la métamorphose…
Il y a de la prestidigitation, voire de la magie, dans cette transformation.
Alors réseau ? comme le rhizome de Gilles Deleuze ?
Lacis ? chaîne ? un ensemble de nœuds ?
Nœud, c’est un mot riche, dense quant on le prend dans tous ses sens.
Des entrecroisements ovales et ronds ?
Entre croiser, entrecroiser lui, l’artiste et son sujet, entrecroiser les sujets entre eux.
Là, encore, on se régale de sens.
Un entrelacement ?
Voilà, c’est ça, son travail : entrelacer
Entrelacer pour retrouver dans cet entrelacement la personne entrelacée par l’artiste ou les personnes qui s’entrelacent : ses personnages.
Retrouver leur forme, leur visage, leur corps, leur expression…
Et finalement leur origine.
Julien Blaine
avril 2010
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