Bloom et le vers libre, un juif errant aux Indes. - Gonçalo M. Tavares - Un Voyage en Inde (Viviane Hamy, 2012 - trad. Dominique Nédellec du portugais) par Antonio Werli
Quand la langue n'est pas performative ou magique - elle ne l'est pratiquement jamais à vrai dire -, elle ne cesse de faire semblant : elle voudrait recouvrir le réel, elle voudrait former de la matière, poser de l'épaisseur et de la densité. Et ce serait pas ça la poésie, par hasard ? C'est pas ça la littérature, au fond ? Un merveilleux coup de poker. Du bluff. La littérature : une pratique du clin d'œil...
Alors, Gonçalo M. Tavares prend l'animal sacré par la corne et tente un truc qui n'est plus tellement à la mode : le grand art du pastiche et du détournement — au plus sérieux, d'ailleurs la seule forme constante du roman si je voulais pousser le bouchon un peu loin (de Diderot à Pynchon, de Folengo à Flaubert). C'est sous le regard de la modernité, dans son sens large, qu'on entreprend son voyage en Inde : du classique moderne et ses Lusiades (poème épique du XVIe) et du moderne classique (de Pessoa à Joyce). En effet, Un voyage en Inde est une épopée contemporaine en vers libre qui rend hommage à Camoes et son cycle fondateur de la littérature lusophone, calquant structure et ligne directrice. Mais c'est aussi un emprunt de patronyme à l'un des personnages les plus célèbres de la littérature du XXe (et aux leçons streamofconsciousness-esque de son auteur) et, à quelques jets, les caractères de certaines fictions pessoiennes (l'« intranquillité », et l'idée de voyage impossible de son Ode maritime).
Et s'il n'y avait que ces clins d'œil, on se dirait que Tavares est simplement un écrivain malin. Mais c'est un peu plus, ses clins d'œil, c'est de la mitraille au point que le détournement devient retournement ; et la boucle bouclée : Un voyage aux Indes cite, et finit par faire situation.
De quoi s'agit-il ? Un voyage en Inde raconte le désir d'ailleurs d'un homme, Bloom, qui tente de fuir les crimes (corporels et, au fond, spirituels) qu'il a commis. De Lisbonne à Londres, en passant et repassant par Paris, c'est pratiquement un tour du monde auquel nous convie Tavares, puisque la destination voulue, l'Inde, sera atteinte. Pour autant, l'Inde de Bloom – faite des clichés et aspirations de tout européen désabusé du XXIe siècle – lui réservera un accueil en forme de leçon d'existence, qui tiendra sa part de désenchantement comme sa part de magie. Le sous-titre est d'ailleurs éloquent : Mélancolie contemporaine (un itinéraire). Les péripéties et tribulations, on vous les laisse découvrir.
Finalement, l'intrigue est simple comme bonjour. C'est même une histoire ancestrale qui rappelle autant Ulysse (pas le joycien pour le coup) que le célèbre mythe du juif errant. Alors, la manière de Tavares rend son livre digne du grande attention : composé de dix chants d'une centaine de strophes en vers libres chacune, le roman mi-policier et mi-existentialiste se mue en fresque poétique et spirituelle, où le personnage, ce Bloom du présent siècle, devient un quasi-archétype de l'homme occidental contemporain, dans ses errements et égarements. Et avec lui son lot de réflexions (on l'a dit, sur l'existence, mais aussi sur la société, la culture, l'amour, l'amitié, l'écriture…), ses misères importantes et ses maigres consolations. Et le flux narratif inspiré peut souvent, très souvent, se découper en sentences, aphorismes, maximes et autres axiomes sur des sujets extrêmement varié, qui, multipliés comme ils le sont, finissent aussi par remettre en cause l'idée même de vérité. On irait jusqu'à croire que le projet de Tavares est de montrer que la boussole métaphysique est belle et bien brisée - soit dit en passant, c'est presque le sujet d'Apprendre à prier à l'ère de la technique, hein.
Ceci viendrait peut-être justifier la grande question qu'il me pose, de manière très personnelle et probablement très idiote : pourquoi ce foutu vers libre (aussi malignement composé, certes) ? D'accord pour dire que le drame mélancolique du désenchantement, selon Tavares, semble pouvoir être dépassé par la fulgurance poétique et la puissance du langage (c'est pas le premier à voir la chose de cette manière), mais le choix de la forme en brisures, raccourcis, coq-à-l'âne et autres émancipations de contraintes harmoniques m'empêchent tout de même de croire que le destin culturel de Bloom — c'est-à-dire le nôtre — puisse avoir un sens, et c'est bien dommage, positif : au fond, l'ensemble des épiphanies ne suffit plus, ce qui rend le constat un peu tristoune tout de même. (Soit j'ai raté une marche, soit je suis le seul à me trouver de ce côté de la barrière, voyant le discours unidirectionnel et dithyrambique autour du livre). Bien sûr le livre possède son énergie et sait la diffuser, mais j'aurais presque attendu un tour de force hugolien de la part du Portugais — sa Légende des siècles en quelque sorte —, ou, dans un exemple récent, pousser le ludique jusqu'au bout comme l'avait fait Vikram Seth ou même Danielewski avec O Révolutions qui plaçait l'harmonie, même occulte, au cœur battant de son poème —, au risque de se planter ! Alors, je ne saisis pas complètement où se situe le tour de force d'écriture de ce Voyage en Inde, aussi bien écrit (c'est-à-dire traduit) qu'il est. Bref, tout est très prenant et même impressionnant, j'en sors pourtant un peu « à-quoi-bonifié ». Peut-être que comme pour Apprendre à prier, j'ai dû mal à accepter tout le talent et la vive ingéniosité de Gonçalo Tavares, qui continuent de m'agacer, car quasiment trop techniques, certainement trop virtuoses — pas assez « organiques ». Il y avait déjà cette froideur dans le précédent roman.
Malgré cela, sa maîtrise des procédés et techniques littéraires, ses excès de travail réfléchi d'écrivain, sans parler de la grande conscience de l'histoire littéraire, forcent à la conclusion qu'au final, il captive et laisse repu.