Bach, sources, affluents, estuaires – 4
La chronique précédente est disponible ici.
Johann Christoph Dietzsch (Nuremberg, 1710-Winterberg, 1769),
Paysage fluvial avec village, église et pêcheurs, sans date
Aquarelle sur papier, 19,2 x 24,5 cm, Schwerin, Staatliches Museum
(cliché © BPK Berlin/Elke Walford)
Lorsque Philippe Herreweghe a créé son propre label, Phi, il a clairement dit qu’une part de son activité serait consacrée à la poursuite de son exploration de l’œuvre de Bach, compositeur avec lequel les mélomanes de ma génération l’associent de façon presque automatique tant il a contribué, d’abord concomitamment avec les travaux des pionniers Harnoncourt et Leonhardt puis en les prolongeant, à faire connaître et aimer sa musique à un large public. Après avoir réenregistré les Motets et la Messe en si mineur, il nous offre aujourd’hui un premier disque de quatre cantates dont deux qu’il grave pour la première fois.
Leipzig, été 1723. Bach, arrivé de Köthen au début de l’après-midi du 22 mai de la même année, a été intronisé depuis quelques semaines dans ses fonctions de Cantor, le 1er juin, après avoir donné, deux jours plus tôt, sa première cantate en l’église Saint-Nicolas de la ville, la vaste Die Elenden sollen essen (Les pauvres mangeront) BWV 75. Bien que sa nomination ne se fût effectuée, faut-il le rappeler, que par défaut, puisque les autorités de la ville auraient souhaité que son poste échût à Telemann ou à Graupner et s’étaient même tournés vers des musiciens de moindre renommée avant de finalement se décider pour lui, sa production de cantates, un genre avec lequel son nouvel emploi lui permettait de renouer, atteste que Bach se mit au travail avec beaucoup d’entrain, déployant une liberté formelle et une variété d’inspiration qu’il ne retrouvera peut-être jamais à ce point par la suite. Durant ses années de service à la cour de Köthen dont la foi calviniste du prince, Léopold, réduisait la musique sacrée à sa plus simple expression, le Cantor eut tout le loisir de se consacrer à sa production instrumentale et l’habileté confondante dans la connaissance et la mise en valeur des timbres qu’il acquit alors resplendit également sur ses premières cantates leipzicoises. Elle constitue sans nul doute un des traits les plus saillants et les plus séduisants des quatre œuvres retenues pour ce disque, exécutées de façon très rapprochée, entre les derniers jours de juillet et les premiers de septembre 1723.
Créée le 25 juillet, la cantate Herr, gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht (Seigneur, n’entre pas en jugement avec ton serviteur) BWV 105 dit la vanité de la justice humaine et l’implacabilité de celle de Dieu, mais aussi le réconfort que connaît celui « qui fait de Jésus [son] ami », comme le déclare le ténor dans l’aria « Kann ich nur Jesum mir zum Freunde machen », quand « tremblent et chancellent les pensées des pécheurs », ainsi que le chante la soprano dans « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken ». Ces deux airs avec instruments obligés, un mystérieux corno – ici très judicieusement confié à un corno da tirarsi – dans l’un, hautbois dans l’autre, offrent un bel exemple des capacités de Bach à manier les timbres instrumentaux pour illustrer les affects, solidité dans l’un, fragilité dans l’autre. Cette alchimie se retrouve dès le chœur initial de Schauet doch und sehet, ob irgendein Schmerz sei (Regardez et voyez s’il est une douleur pareille à la mienne, 1er août 1723) BWV 46, réflexion sur la destruction de Jérusalem dont le texte est en partie issu des Lamentations de Jérémie, dont l’amertume est soulignée par l’emploi des flûtes à bec souvent synonymes d’affliction et de deuil dans les œuvres du Cantor. Comme dans la cantate BWV 105, les deux arias pour solistes s’opposent, la trompette du Jugement qui condamne « l’accablement sous le poids des péchés » (überhäufte Sünden, air pour basse « Dein Wetter zog sich auf von weiten » — Ton orage s’est annoncé de loin) faisant pièce à la douceur agreste des flûtes dans l’air pour alto « Doch Jesus will auch bei der Strafe » (Mais Jésus veut aussi, dans le châtiment) dépeignant le Christ comme le bon Pasteur qui rassemble son troupeau et protège les justes de la colère divine.
Le chœur initial d’Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe (Il n’est rien de sain dans mon corps, 29 août 1723) BWV 25, cantate utilisant l’épisode des dix lépreux pour décrire le monde entier comme un hôpital en proie au Sündenaussatz, la lèpre du péché, que seul le Christ peut guérir, est un véritable tour de force, puisque Bach y fait entendre quatre ensembles différents – chœur/instruments à vents (cornet, flûtes et trombones)/cordes et deux hautbois/basse continue – porteur chacun d’un élément musical distinct (texte du psaume, mélodie de choral…) formant un ensemble fourmillant de détails unifié par une science de la polyphonie impressionnante au service de l’expression souvent poignante de la douleur, tant physique que morale. Une semaine plus tard, le 5 septembre 1723, Bach donnait à entendre Warum betrübst du dich, mein Herz ? (Pourquoi t’affliges-tu, mon cœur ?) BWV 138, qui exhorte le croyant à endurer patiemment les vicissitudes de ce monde face auxquelles il peut compter sur le soutien de Dieu. Cette œuvre porte le témoignage des recherches formelles qui occupaient sans cesse le Cantor, qui utilise ici trois strophes du même cantique entre lesquelles il intercale des commentaires libres traités en récitatifs (accompagnés ou non), un peu à la manière d’un texte tropé médiéval. Le ton plaintif de la cantate bascule vers une atmosphère de confiance retrouvée lorsqu’elle retrouve une structure plus « traditionnelle » (récitatif du ténor, air de la basse, récitatif de l’alto, choral final).
Lorsque l’on pose sur sa platine un disque Bach de Philippe Herreweghe (photographie ci-dessus), on sait à peu près à quoi s’attendre tant il a su donner aux ensembles qu’il dirige une identité immédiatement reconnaissable ; ce volume de cantates ne fait pas exception à la règle et on y retrouve ce fondu et cette douceur caractéristiques du Collegium Vocale Gent. Une réalisation soignée mais sans surprises, donc ? Justement non, et il est extrêmement instructif de comparer les deux œuvres déjà gravées par le chef (BWV 105, Virgin, 1990 et BWV 138, Harmonia Mundi, 1998) pour mesurer le chemin parcouru, notamment en termes de netteté du trait, de fluidité du geste et de clarté des textures, bien supérieures dans la nouvelle venue. On sourit même un peu malicieusement lorsque l’on sait que Philippe Herreweghe ne trouve pas pertinentes les approches de cette musique à un chanteur par partie alors que c’est justement cette manière très légère de faire sonner le chœur (à 12, ici) qui prévaut ici et fait paraître les anciennes versions singulièrement plus lourdes. Chœur et orchestre partagent les mêmes qualités de malléabilité, de cohésion et de stabilité des phrasés, offrant en outre une magnifique palette de couleurs, enivrante même du côté des instrumentistes, avec des bois et des cuivres absolument superbes dont les timbres sont bien mis en valeur par une prise de son soignée et aérée, une constante des enregistrements réalisés par le label Phi depuis sa création. Le quatuor de solistes m’a laissé un peu plus sur ma faim ; si j’ai apprécié la voix très claire et souple d’Hana Blažiková, dont on peut ne pas goûter la nature un peu « instrumentale », et celle de Peter Kooij qui compense les égratignures du temps par un art de diseur de tout premier plan, je trouve le ténor Thomas Hobbs un rien crispé, presque sec par instants, malgré des moyens solides et le contre-ténor Damien Guillon, animé d’un louable souci d’articulation et de clarté, quelque peu pâle du point de vue expressif. Cependant, ces petites inégalités ne gâchent absolument pas le plaisir que procure l’écoute d’une réalisation qui conjugue une recherche permanente d’équilibre et d’éloquence avec une véritable intelligence de cette musique d’autant plus remarquable, peut-être, qu’elle montre aujourd’hui sa capacité à ne pas s’en tenir à ses acquis ou à des formules. Un disque parfaitement recommandable, donc, que les quelques scories signalées privent de peu d’un Incontournable de Passée des arts mais qui apportera bien des joies à ceux qui choisiront de faire un peu de chemin en sa compagnie. Et, comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, Philippe Herreweghe devrait nous offrir bientôt la suite de son pèlerinage dans le corpus des cantates puisqu’il enregistrera, en janvier 2013, les BWV 44, 48, 73 et 109.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Ach süßer Trost ! Cantates Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe BWV 25, Warum betrübst du dich, mein Herz ? BWV 138, Herr, gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht BWV 105, Schauet doch und sehet, ob irgendein Schmerz sei BWV 46
Hana Blažiková, soprano, Damien Guillon, contre-ténor, Thomas Hobbs, ténor, Peter Kooij, basse
Collegium Vocale Gent
Philippe Herreweghe, direction
1 CD [durée totale : 67’23”] Phi LPH 006. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Cantate BWV 46 : Coro « Schauet doch und sehet, ob irgendein Schmerz sei »
2. Cantate BWV 105 : Aria (soprano) « Wie zittern und wanken »
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Johann Sebastian Bach : Ach süßer Trost ! | Johann Sebastian Bach par Philippe HerrewegheLa photographie de Philippe Herreweghe est de Michiel Hendryckx.