Bach, sources, affluents, estuaires – 5
La chronique précédente est disponible ici.
Johann Dietrich Findorff (Lauenburg, 1722-Ludwigslust, 1772),
Sur la rivière Trave à Lübeck, sans date
Huile sur toile, 54,5 x 77,5 cm, Schwerin, Staatliches Museum
(cliché © BPK Berlin/Gabriele Bröcker)
Nous voici en vue de l’estuaire après un périple que, je l’espère, vous vous serez plu à effectuer autant que j'en ai eu à vous le proposer. Cette série de billets avait débuté, il y a presque 15 jours, avec des musiques festives de Bach et de certains de ses modèles, issus ou non de sa lignée ; elle s’achève aujourd’hui sur des œuvres de Johann Ludwig Bach, un parent éloigné de Johann Sebastian, et d’élèves du Cantor de Leipzig Johann Gottlieb Goldberg et Johann Ludwig Krebs, mises à l’honneur par le toujours curieux Florian Heyerick.
La sagesse veut que l’on reconnaisse l’arbre à ses fruits. Bach en fut prodigue mais, dans le même temps, sa vaste ramure a jeté une ombre si dense autour d’elle que nombre de ses contemporains et disciples peinent aujourd’hui à en émerger ; le cas de ses propres enfants, qui furent aussi ses premiers et peut-être ses plus brillants élèves, est éloquent, puisque l’aîné et très aimé Wilhelm Friedemann paya d’une carrière à demi réussie son incapacité à s’émanciper, tandis que Carl Philipp Emanuel et Johann Christian, chacun en cultivant un style qui rompait avec l’héritage paternel, non seulement connurent le succès, mais marquèrent durablement leur époque. Pour ceux qui bénéficièrent de l’enseignement de Bach sans être de sa famille, la situation est encore plus délicate ; hors des mélomanes s’étant plus particulièrement attardés sur eux, qui connaît aujourd’hui, en effet, les pourtant talentueux Johann Gottfried Müthel ou Gottfried August Homilius ? Le nom de Johann Gottlieb Goldberg, né à Danzig en 1727, s’est, lui, maintenu dans les mémoires presque par accident et pour de mauvaises raisons, car il est associé aux fameuses Variations que Bach aurait composées afin de bercer les insomnies du comte Hermann Karl von Keyserlingk et que le jeune musicien, âgé de 14 ans à la publication de l’œuvre et dont la virtuosité était éclatante et reconnue comme telle, aurait été tenu de lui jouer régulièrement et nuitamment. Cette légende, que rien ne corrobore et que dément même l’absence de dédicace de la partition, cache l’intérêt que peut présenter le legs musical de Goldberg, hélas fort mince puisqu’il mourut de la tuberculose en 1756 à Dresde, âgé seulement de 29 ans. Les deux cantates proposées dans ce disque, seules contributions du musicien à ce genre écrites probablement vers 1742, durant sa période d’apprentissage à Leipzig, se ressentent de l’influence de Bach, particulièrement dans l’écriture pleine de brio contrapuntique des chœurs, mais avouent également, dans les quelques airs solistes qu’elles contiennent, un penchant pour les charmes du style « galant ».
« In diesem großen Bach sey nur ein einziger Krebs gefangen worden » (Dans cette grande rivière, on n’a attrapé qu’une seule écrevisse) : c’est ainsi que ses camarades raillaient gentiment Johann Ludwig Krebs, né à Buttelstedt, à côté de Weimar, en 1713, élève de Bach de 1726 à 1737 et tenu par ses contemporains comme un des meilleurs de tous. Les liens entre les deux hommes durent être réellement profonds car, durant toute sa carrière, Krebs ne s’éloigna jamais beaucoup de Leipzig, occupant successivement un poste d’organiste – il était un virtuose reconnu de cet instrument – à Zwickau (1737-43), Zeitz (1743-55) et finalement Altenburg, où il servit de 1755 à sa mort, en 1780, non sans avoir postulé en vain à la succession de son maître au cantorat de Leipzig. Si sa musique profane, sauf erreur largement inédite aujourd’hui, atteste de sa perméabilité aux avancées stylistiques de son époque, lavées néanmoins d’une grande partie de leur frivolité, ses œuvres sacrées s’ancrent fortement dans la science du contrepoint et de la polyphonie héritées de Bach, comme le montre le très concentré Magnificat allemand enregistré sur ce disque.
Ceux qui suivent la carrière de Florian Heyerick (photographie ci-dessus) ne seront pas surpris de le retrouver dans ce répertoire du baroque tardif qu’il connaît bien et sert toujours avec un plaisir évident. Celui de l’auditeur n’est cependant pas complet, malgré le caractère passionnant du programme proposé. Les réserves que l’on fera sur cette réalisation ne tiennent ni à l’intérêt des œuvres, qui offrent un tableau intéressant de la production jouée à Leipzig, ou qui aurait pu l’être, hors de celle de Bach, ni à leurs interprètes. Les cantates de Goldberg, à la fois élégantes et sérieuses, sont fort bien troussées et bien chantées par un quatuor de solistes dans lequel brillent particulièrement Sophie Karthäuser et Stephan Van Dyck, la Missa de Johann Ludwig Bach, déjà enregistrée par Hermann Max (belle version, Capriccio, 2002), sans être révolutionnaire, est une partition dont la ferveur simple et le caractère plutôt souriant du Gloria sont parfaitement restitués, avec un petit chœur d’enfants pour chanter le cantus firmus Allein Gott in der Höh’ sei Ehr qui, s’il ne se justifie pas forcément d’un point de vue musicologique, permet de bien entendre le texte allemand et apporte une incontestable fraîcheur, le Magnificat allemand de Krebs constituant probablement, pour sa part, la meilleure surprise de cette anthologie avec sa rigueur adoucie d’une pointe de fantaisie fort bien comprise et traduite par les interprètes. Les ensembles instrumental et choral formant Ex Tempore se distinguent par une grande probité et une belle cohésion, ainsi que par une sobriété dans les effets parfaitement en adéquation avec le répertoire proposé. Il est, en revanche, dommage que la prise de son des cantates de Goldberg, de 9 ans antérieure à celle des autres œuvres, soit noyée dans une espèce de brume réverbérée qui donne certes une idée de la façon dont cette musique peut sonner dans une église, mais en gomme les contrastes et en estompe les couleurs. Enfin, s’il ne fait aucun doute que Florian Heyerick possède une connaissance et une intelligence très aiguisées de ces musiques dont il sait transmettre les émotions de façon convaincante, on aimerait aussi que sa baguette en fasse parfois saillir un peu plus les contrastes. C’est donc sur un disque inégal mais dans lequel tout amateur de musique allemande du XVIIIe siècle trouvera à apprendre autant qu’à goûter que nous quittons pour un temps les rives de cette grande rivière nommée Bach, en sachant déjà que nos pas, l’année prochaine, ne manqueront pas de nous y reconduire.
Sophie Karthäuser, soprano, Marianne Vliegen, alto, Stephan Van Dyck, ténor, Lieven Termont, baryton
Ex Tempore
Florian Heyerick, direction
1 CD [durée totale : 61’42”] Ricercar RIC 317. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. J.G. Goldberg, Durch die herzliche Barmherzigkeit : Aria (soprano) : « Dunkle Wolken, weicht, verschwindet »
2. J.L. Bach, Missa brevis : Gloria : Domine Fili unigenite (cantus firmus : O Jesu Christ, Sohn eingeborn)
3. J.G. Goldberg : Hilf, Herr ! die Heiligen haben abgenommen : Coro (final) : « Du, Herr, wollest sie bewahren »
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Goldberg Bach & Krebs: Kantaten Missa Brevis & Magnificat par Ex TemporeLa photographie de Florian Heyerick appartient à Outhere.