Il est difficile de lire Ici
en exil d’Emmanuel Merle – ou plutôt, cela prend du temps – parce que
presque à chaque vers, à chaque strophe, on relève involontairement les yeux de
la page pour plonger dans la vision qui s’en élève, pour s’égarer dans une
contemplation rêveuse.
L’exil d’« Ici », c’est un exil généralisé, une sorte de solitude
partagée : exil de l’enfant dans un monde où les arbres et les chiens
peuvent mourir, exil de « l’homme » dans la « vie
violente », qui est en même temps la seule vie possible, exil des éléments
de la nature dans leur propre « convulsion » ou dans leur propre
oubli. Exil des pierres notamment : « un morceau de nuit / une énigme
de disparition » – exil des arbres : « branchies aléatoires
dressées / à toute volée dans l’océan céleste ».
L’arbre et la pierre sont de la famille des ruines
naturelles
chaque pierre un motif repris de l’éboulement
chaque arbre un exil
Au cœur de cette nature convulsée, violente, vivante, c’est aussi l’exil
d’Orphée qui s’écrit peu à peu. Le poète exilé de son chant avance, sans
pouvoir se retourner, dans le cri des choses, dans le cri des éléments et des
animaux autour de lui, dans le cri de la naissance et de la mort.
Ma main toujours sur le mur
j’en palpe le cri par les doigts
je ne me retourne pas
pas avant
Le poème, au fur et à mesure que le livre progresse, subit ainsi plusieurs mues
discrètes, à l’image de celle du serpent qui a mordu Eurydice. Il commence sur
une évocation du père, dans une scène d’enfance. Il se poursuit sur les traces
d’un « homme en noir », « un homme au loin / au bout de la
route ». Il s’achève enfin sur la montagne du mythe, et dans la roche même
du mythe : en s’efforçant d’avancer dans « le tunnel du
souffle », dans le « souterrain » où résonne un écho, et qui
n’est sans doute que « l’en-creux » laissé par le chant mort
d’Orphée.
L’écriture possède à la fois la sècheresse des racines et le mouvement
incessant des feuilles d’arbre dans l’orage. Les images sont en constante
mutation, sujettes à métamorphose ; la « violence » qui parcourt
le livre est aussi celle de l’effet produit par la puissance des
métaphores :
ma gorge se déploie et c’est un arbre
qui déchire le temps et l’espace
ma voix se durcit et c’est une pierre
qui ricoche sur la mort
On y décèle des échos de Poe (« cet oiseau noir ce corbeau au
carreau »), de Du Bouchet, peut-être, dans l’image de l’homme solitaire
gravissant la montagne. Le poème avance en s’accrochant aux rochers, aux
branches – en s’y écorchant. Les gouttes de sang d’Orphée
rouillent,
notes devenues gouttes
gouttes rouges fossilisées //
Pierres de la mémoire et du présent
mots qu’on n’entend plus
Il s’agit, au bout du compte, d’une méditation sur « l’humain » qui,
en exil dans la nature, cherche à se comprendre lui-même en écoutant le cri des
animaux, des pierres, des arbres, de l’eau, du ciel. Pour l’homme, au début du
poème, « l’humain se condense / dans l’œil de son chien au seuil de la
mort ». A la toute fin du livre, après le long parcours orphique sur la
montagne et sous la terre, après la lacération et le démembrement, l’homme se
retrouve « nu » sous le ciel. Fin ambiguë, guère apaisée, n’offrant
pas de solution facile. Si ce n’est que se rejoignent « Ton sang ta vie la
rouille des rochers / la fourmi sur le mur ma main écorchée » : le
contact avec le monde et les autres a lieu, même si c’est dans la violence.
L’humain, peut-être, se trouve une place dans la nuit.
[Murièle Camac]
Emmanuel Merle, Ici en exil , L’Escampette,
2012, 12€