[Feuilleton] « Avec la peau d’une autre vie » de Claude Mouchard, 3/12

Par Florence Trocmé

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Et cette note encore de ce même début 2008... 
Il m’a parlé à plusieurs reprises de « kip » ou « quipe ». 
C’est le lendemain seulement que je comprends qu’il use du mot, crucial dans son travail, d’ « équipe ». 
Ce qu’il aura entendu, de la bouche du chef, c’est : « l’équipe » et, tentant de reconstituer, intuitivement, le système de la langue, et, en l’occurrence, le singulier et le pluriel, il se sera forgé : « les quipes ».  
D’où une « quipe ». 
Tâtonner, comme il fait, des mains et pieds, de la tête ou la bouche... dans des rapports obscurs, dans la langue...   
Haleine blanche dans le brouillard de la Loire en janvier. 
  
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La maison... : 
« accueillir » dans et par cette maison (re)construite comme dispositions de possibilités, mais faites, celles-ci, dirait-on – bon gré mal gré, non sans grincements – pour être prises au dépourvu, et... régulièrement quelque peu déstabilisées par ce qu’elles ne peuvent simplement nous donner à reconnaître comme autre ou même. 
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Notes, aussi, d’imbrications : il leur aura fallu – il leur faut ou faudra – réaliser d’incessants contacts ou des chocs entre cet « avec O. » et ce qui, simultanément, continuait et continue d’arriver selon les déroulements d’autres continuités autrement obstinées.  
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Notes-traces, parfois, alors, d’autres déflagrations, imprévues, comme sur le flanc. 
Par exemple...  
« Ah bah tiens ! » ce cri-là sonne résonne transit les phrases que je pourrais  – trop : en « anecdote » – former. 
Rue de la République, 20 avril 2012, 14 h. : revenant de Carrefour chargé de deux grands sacs en plastique pleins, j’aperçois de loin un noir adossé à l’un des murs de ces grands et pompeux immeubles en pierre (façades théâtrales, volutes) du début du siècle dernier. Il est couvert de vêtements ou bribes de vêtements ou bouts d’étoffes diverses. Ses cheveux sont longs et laineux, il est barbu... Poursuivant mon chemin, j’approche, non sans inquiétude. À la différence des quelques mendiants souvent présents dans cette rue (sauf, il est vrai, cette Asiatique aux cheveux gris, qui, depuis des années, tend simplement la main), il n’a pas à côté de lui un gobelet en plastique avec, dedans, quelques pièces. Et il ne tend pas la main. Me voici tout près de lui. Il pue. Il ne tourne pas la tête vers moi. Je m’aperçois que le commerçant à côté de la devanture duquel il est posté se tient sur le pas de la porte de son magasin ; c’est un traiteur chinois à visage rond, peu expressif, mais où il me semble déceler du mécontentement contre cette présence plutôt repoussante. À l’homme noir, je tends une pièce de deux euros. Je crois sentir le regard désapprobateur, voire hostile, du commerçant. Sans doute venait-il de signifier au mendiant (en fait ce n’est pas exactement un mendiant, c’est un égaré qui semble ne rien demander) d’avoir à s’éloigner. Mais non... il y a sûrement eu quelque chose de plus. Car, à peine ai-je posé la pièce dans la main de l’homme noir (qu’il n’a ouverte que sous l’effet de mon contact), à peine y a-t-il jeté un  œil que, sans me remercier, sans me regarder, sans paraître avoir conscience de ma présence, le voici qui s’écrie (d’une voix plutôt faible, mais avec une diction pour moi étrangement familière... ou avec une élocution et un timbre que j’aurais entendus jadis... dans l’enfance ?) :  
« Ah bah tiens ! » 
... et il s’élance sur les traces du commerçant qui (mécontent, à n’en pas douter, de mon geste) a déjà disparu dans sa boutique. 
Comment ne pas me dire, déjà loin dans la rue, qu’à un homme dans son état, je ne pourrais jamais proposer de venir s’installer à la maison (comme nous l’avons fait naguère pour O.) ? 
C’est évidemment, me dis-je, non sans dégoût pour mes propres pensées ou pour mon dégoût à son égard, un cas « pathologique » : accueillir un homme pareil, ce serait créer une situation inextricable. 
L’inextricable, le radicalement entravé : est-ce que je voudrais du moins l’explorer en toute liberté – et facilité – sensitive-imaginative ?  
Revenir là, demain ? revoir cet homme-là ? 
Les jours suivants, en repassant dans la même rue aux mêmes heures, je ne constaterai que son absence...  
A-t-il été ramassé ? 
Ou bien... où peut-il se terrer ? 
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Disparaître ? O., quelques semaines après être arrivé dans cette maison, m’a fait comprendre qu’il avait pensé mourir. Non plus par les violences des jenjawids ou de l’armée, mais, au bord de la Loire, par abandon, en s’abandonnant à l’abandon. 
Je suis resté silencieux.  
« Bien sûr » a-t-il dit (à peu près), répondant à mon regard,  ou comme en confirmant à haute voix ses pensées silencieuses.  
Deux de ses amis soudanais se sont faits (que disent ces mots que je trace ici de ce qu’il a voulu me dire ?) écraser sur un pont ferroviaire  au-dessus du fleuve, non loin d’ici. 
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Têtues, ces notes, ou certaines d’entre elles : notes-traces ...  sur – contre ? – l’effacement ...  
 
épisode 1, 2 
suite lundi 19 novembre 2012