Livre de l’instabilité, de la
porosité, de l’impossible mise en ordre d’un vivre qui échappe autant qu’il
revient, refuse l’enterrement. La poésie de Fabienne Courtade propose d’entrer
et de « nager » (le terme revient souvent vers la fin du livre) dans
un monde sans bords. Tout est flou, indécis, autant aquarium que verre cassé,
images récurrentes, là aussi. Ce qui étonne dans le courant de l’écriture et de
la lecture, c’est l’à la fois. La
limite, la frontière est à la fois
marquée et effacée, insistante et gommée. Ainsi pour vie/mort, dedans/dehors.
Le livre, et c’est sa force, dit l’incapacité à régler le problème en mots, de
rendre compte et dire ce qui a été vécu, se vit. Pour le « dehors », par exemple, on
a de brusques aplats de réel, pour le temps ou le lieu : « Café du
Wepler / Place Clichy » (p.181), « une femme assise sur le sol / du
supermarché / Recompte ses billets / en buvant du vin à la bouteille » (p.127),
« le caillou que l’on serre / (24 avril) // il est impossible de voir /
plus loin // les mots
raturés » (p.44). Le « dehors » est présent, mais
mal lisible, troué par les forces invasives du dedans : émotion, mémoire,
rêve… « histoire récit / le récit redémarre / on ne peut pas faire
autrement » (p.180) Effectivement, le récit ne cesse de redémarrer, de
reprendre, sans pouvoir avancer, encore moins finir. On peut penser que la
première séquence du livre s’organise autour d’une visite à l’hôpital :
une chambre comme un « lieu sans cesse » (p.28) où la personne est
réduite par la maladie à un espace restreint, clos, alors que sa mémoire ou son
imagination sont « dehors » : « les jours, dit-on, sont
comptés » (p.37) « de celui qui meurt » (p.38), mais
« l’air circule dehors » (p.30). Dans la seconde séquence, on peut
penser à un temps de deuil : « elle accompagne l’été de sa mort/ déjà
au mois d’avril/ Mois de juin revenu (…) un corps à côté/ et les mots » (p.44).
A partir de la troisième séquence, je ne repère plus de fil narratif, pour
autant qu’il existe dans les deux premières : le livre est comme en
lambeaux, poèmes qui gravitent autour de l’expérience centrale d’une perte,
sans la fixer.
On pourrait dire que cette poésie nous invite à une désorientation par le vide.
Certains motifs insistent sans pour autant donner des repères stables :
brûler, porte claquée, flaque, poisson, voyage… Mais ils ne se tissent pas, ils
circulent dans une unité d’écriture qui est le vrai liant du livre. C’est bien
la poésie qui est une forme de résilience de l’être qui reste quand l’autre a
disparu. On peut voir ce livre comme une élégie explosée en même temps
qu’admirablement tenue sur une longueur d’onde continue. Une longue plainte
faible, multiple par ce qu’elle traverse, mais d’une remarquable unité
tonale ; celle-ci aplatit le pathétique mais laisse le lecteur face à une
émotion vraie, froide, celle de la séparation. « ainsi on peut murmurer /
ramener un peu d’air / jusqu’à soi // on peut tenir jusqu’au matin // avec
l’air resté sous les doigts » (p.15) ; « ce qu’il faudrait,
c’est pouvoir amener l’air jusqu’à soi/avec les mains // le porter à sa
bouche » (p.141) Angoisse de l’être qui part en écho à celle de l’être qui
reste.
Et la fin du livre ne clôt pas, ou bien en boucle, c’est-à-dire ramène au
départ, à l’impossible solidification, figement, de l’expérience en récit. On
retrouve ici la quête déjà présente dans Table
des bouchers. Si une narration était possible, alors on pourrait, celle-ci
faite, passer à autre chose, construire ailleurs, autrement. Ici, non, on bute
sur ici, et on y reste : c’est façon de ne pas tricher avec la
mémoire : elle n’en finit pas, on ne fait que tourner les pages autour de
ce qui ne bouge pas au centre : un noyau d’absence. A la fin du livre, ce
n’est pas l’échec d’un trajet de mots tout en spirales et retours, c’est l’aveu
très simple des limites de ce que la poésie peut nous donner : « Je
voulais garder quelques morceaux / de moi / Même perdus » (p.199),
« contre moi / je rattrape les morceaux // Sans l’histoire » (p.210).
Un très beau livre, en pleine cohérence d’écriture avec l’œuvre : un
« même geste ».
[Antoine Emaz]
Fabienne Courtade – Le même geste
Flammarion, collection Poésie,
224 pages, 18 €