Cette oeuvre ultra-célèbre est devenue illisible, comme une scène du crime piétinée par la foule. A supposer que crime il y ait.
Restent quelques petits mystères qui n’ont pas été trop remarqués, et l’introduction d’un thème essentiel dans le répertoire hoppérien.
Nighthawks
1942, Art Institute, Chicago.
Hopper 1942 NighthawksLe mystère du bar triangulaire
Le bar n’a pas d’étage : il s’est installé de manière provisoire au bout de ce triangle étroit. Un demi-siècle de recherches n’a pas permis de confirmer si ce « dinner » a réellement existé, ou s’il a été construit de toute pièces par l’imagination du peintre.
Le mystère de la porte absente
La porte orange est celle de la cuisine. Le tableau ne nous montre pas celle par laquelle les clients sont entrés : comme s’ils étaient destinés de toute éternité à demeurer dans cet aquarium pour humains.
Le mystère de l’inscription publicitaire
Elle vante les cigares PHILLIES, seulement 5 cents. La suite à droite est “America’s N°1 cigar », le mot cigar étant hors champ.
Pearl Harbour 7 décembre 1941
Le tableau a été réalisé entre décembre 1941 et janvier 1942, juste après Pearl Harbour, à une période traumatique où des alertes aériennes vidaient en un instant les rues de New York.
Au grand dam de Jo, Hopper ne prêtait aucune attention aux black-outs. En représentant quatre citoyens américains continuant à vaquer à leurs occupations dans ce triangle de verre brillamment illuminé et couronné par l’inscription “America’s N°1″, il confère au tableau une valeur patriotique qui n’a pas été assez soulignée.
Trois vertus nationales
La réclame publicitaire lie le tabac à l’argent : « PHILLIES, seulement 5 cents ». A l’intérieur du bar, le couple illustre la même association : l’homme tient une cigarette dans sa main droite et la femme ce qui semble bien être un billet vert. Et dans le magasin vide de l’autre côté de la rue, le seul objet visible est le tiroir-caisse.
L’homme isolé à gauche a bu un café : une tasse est posée à sa droite. Mais il tient en main un verre qu’il semble vouloir déposer sur le comptoir de l’autre côté du triangle : est-il à ce point saoul ? Tient-il encore par miracle sur son tabouret ?
Dans la scène indécidable qui se noue entre les deux hommes chapeautés et la femme, peut-être ne faut-il voir rien d’autre que la confiance de Hopper envers ces trois ciments de la nation américaine que sont le tabac, le dollar et l’alcool.
Le quart occupé
Le côté percutant du tableau résulte de son format très allongé – deux fois plus large que haut), où les quatre personnages se trouvent relégués dans le quart inférieur droit.
Le saillant
Avec ce tableau, Hopper inaugure une composition innovante qu’il recyclera plusieurs fois par la suite : celle d’un ou plusieurs personnages enfermés dans un coin saillant. En langage militaire, un « saillant » est un espace en triangle qui pénètre au coeur des lignes adverses, et se trouve donc particulièrement exposé aux contre-attaques.
Ici le bar illuminé est un saillant qui pénètre dans l’obscurité de la ville. Remarquons que les fuyantes de la vitrine rencontrent exactement, de l’autre côté de la rue, les fuyantes des magasins éteints : lesquels pénètrent en retour l’espace lumineux, formant un trapèze sombre derrière les trois personnages.
La vigie
Mais l’innovation la plus intéressante est celle du barman vêtu de blanc : le seul personnage à échapper à la pénétration du trapèze sombre, le seul à regarder vers la gauche, dans l’axe du saillant. Avec son bonnet de police, il pourrait tout aussi bien être un matelot de l’US Navy coiffé de son side cap.
On n’a peut être pas assez peut être relevé , dans le titre Nighthawks – littéralement « faucons de nuit » – l’importance de la vision. Cette figure du guetteur qui scrute un monde hostile ou différent, Hopper l’utilisera au total quatre fois : nous l’appelerons la vigie.
August in the city
1945, Norton Museum of Art, USA
Le titre Août dans la cité est un jeu de mot sur « august » puisque jamais Hopper ne serait resté à New York en été. D’après lui, le tableau s’inspire d’un de ces immeubles « augustes » qui donnent sur Riverside Drive. Les arbres situés à l’arrière sont ceux de Riverside Park.
La tour du château
L’immeuble à angle arrondi, cadré au ras des corniches, avec sa porte médiévale en contrebas, a tout pour évoquer un château-fort incongru, planté au bord de l’Hudson.
La pièce aux trois fenêtres
Hopper 1928 Night WindowsLa pièce d’angle arrondie avec ses trois fenêtres constitue une transposition de celle de Night Windows (voir Le voile qui vole) :
- la porte du rez-de-chaussée s’est décalé en contrebas ;
- la chambre à coucher s’est transformée en bureau;
- la fenêtre de gauche, d’où s’échappait le voile, arbore ici des rideaux impeccablement tirés ;
- la fenêtre centrale – qui dévoilait le postérieur rose - montre toujours une femme, mais noblement drapée et transformée en statue ; et la porte du fond s’est transformé en une échappée vers l’arrière ;
- la fenêtre de droite, qui suggérait un coin intime capitonné de rouge, laisse voir une cheminée éteinte avec ses chenets, surplombée par une pendule – l’équivalent « auguste » du radiateur de fonte.
La première idée de Hopper, dans la conception du tableau, semble bien être celle d’une auto-citation humoristique : un Day Windows dix sept ans après Night Windows.
Mort de Roosevelt 13 avril 1945
Aux dires de Hopper – qui n’était pas un grand partisan du Président – sa mort aurait eu une influence sur le tableau qu’il était juste en train de peindre. Laquelle ? Bien sûr, il ne l’a pas expliqué.
La statue
Posée sur une table au milieu de la pièce, elle en est la seule occupante. On a suggéré qu’elle évoquait le viol, car elle porte ses mains à sa bouche dans un geste de désespoir. Remarquons que le drapé mouillé et la posture tendue vers l’avant rappellent une oeuvre que Hopper connaissait bien depuis ses séjours parisiens : et si la statue new-yorkaise était une Victoire de Samothrace ayant recouvré ses deux bras, avec la tristesse en plus ?
Le globe
Posé sur une table de travail derrière la statue, il pourrait compléter l’allégorie : le bureau vide d’un homme puissant, une victoire triste, une guerre mondiale…
La composition
Mais le déchiffrement – toujours périlleux - des intentions hoppériennes n’est pas l’intérêt principal du tableau : l’important est qu’il s’agit d’une pièce en « saillant » qui reprend exactement le même principe de composition que Nighthawks.
(le tableau a été étiré latéralement pour faciliter la comparaison)
La pièce avance vers les frondaisons vertes, qui en retour la pénètrent – par le vert cru de la tenture et par la fenêtre du fond.
La vigie
Nous reconnaissons alors, dans la statue isolée et désolée regardant vers la gauche, la deuxième occurrence du motif de la Vigie, après le barman de Nighthawks.
Cape Cod Morning
1950 , Smithsonian American Art Museum, Washington
Troisième apparition de la vigie, cinq ans plus tard, dans cette toile fortement charpentée : la maison occupe exactement la moitié gauche du tableau, et la médiane horizontale correspond au meneau central de la fenêtre.
La maison-bateau
Cette composition centrée produit une impression d’équilibre, entre l’avancée tranquille de la maison vers la nature, et la contre-poussée de la forêt vers l’intérieur.
Le bow-window est une passerelle de commandement dans cette navigation sur les herbes.
Le bureau
Une fiole de verre est posée sur la table de travail, peut être un encrier. Derrière, le dos arrondi d’un fauteuil de cuir sombre. L’abat-jour est encore allumé : on vient juste de relever les stores. La femme est-elle une écrivaine qui souhaite profiter de l’inspiration du matin ?
La vigie
Prenant appui sur ses deux bras tendus, empoignant fermement sa table de travail, elle donne une impression de solidité, de positivité. Bien qu’il s’agisse stricto-sensu d’une femme à la poitrine opulente qui se montre à sa fenêtre, l’abondance de la lumière gomme toute connotation voyeuriste. Et qui oserait se poster là pour la regarder, dans la virginité matinale de la nature ?
Une réminiscence parisienne
Sa posture reprend celle des repasseuses de Degas ou, plus précisément, celle d’une blanchisseuse de Toulouse-Lautrec, que nous nous sommes permis de retourner de gauche à droite.
La blanchisseuse,
Toulouse-Lautrec, 1886-1889, Collection privée
Nous ne savons pas si Hopper connaissait cette jeune travailleuse, à la beauté cachée par son chemisier et par sa coiffure à la chien, observant un jour chichiteux par la fenêtre d’une mansarde.
Mais sa robuste cape-codienne qui s’offre à la lumière du matin, poitrine tendue en avant et cheveux tirés en arrière, en est le pendant résolu, optimiste et américain.
Office in a Small City
1953, Metropolitan Museum of Art
Hopper 1953 Office in a Small CityRetour à la ville et au masculin pour cette quatrième et dernière apparition de la vigie.
L’homme de béton
Le jeune homme, architecte ou employé d’un bureau d’étude, ne fait rien pour l’instant. Un bras pendant et l’autre posé sur sa table de travail, l’homme de béton – comme l’appelait Jo – contemple le vieux bâtiment à ses pieds, en rêvant de le rebâtir.
Béton contre brique
Tel un brise-glace , le bureau en angle aigu avance vers les formes arrondies du bâtiment adverse, ses fenêtres en demi-cercle et son réservoir cylindrique sur le toit. Une autre lame de béton blanc prend en ciseau le bâtiment sur son arrière, ne lui laissant aucune chance : on comprend que, même dans une petite ville, l’ère des grands changements est arrivée.
Le saillant
Toujours la même composition que dans Nighthawks : tandis que le saillant avance vers le monde adverse, celui-ci en retour pénètre dans la pièce : tout se passe comme qui si le toit encombré de cheminées du vieux bâtiment tentait de balayer les accessoires indistincts posés sur la table de travail.
Le thème de la vigie montre avec quel systématisme Hopper, sur une longue durée (ici une dizaine d’années), nourrit son inspiration par des variations méthodiques. Les trois variables du thème - ville/nature, homme/femme, regard vers la droite/vers la gauche, fournissaient huit possibilités théoriques.
Hopper en a traité quatre : comme si, pour lui, les vigies féminines ne pouvaient scruter que la nature, et les vigies masculines la cité.