Par Maxime Roffay
D’abord, soyons simples et précis. Le concept de réactionnaire relève du couple oppositionnel classique « action/réaction ». Le réactionnaire se définit comme celui qui entre en réaction face à l’action politique menée par les forces du dit Progrès. Son engagement s’incarne dans une forme de résistance, ou plutôt de réticence active, devant les tournures d’une histoire qui se décide en fonction du « combat des dieux »1. Il prend part à un combat qui, dans les déterminations de la modernité, oppose le progressisme, comme partisan de la mobilité et du changement, au conservateur, favorable à la stabilité et à la fixation de la vie collective. Ou encore l’Ancien au Moderne.
Réaction et conservatisme se confondent au niveau de leur opposition à la politique du Progrès, mais on les distingue en ce que la réaction puise ses motivations dans l’idéal de la tradition, dans la conviction d’une sagesse propre au Passé, dans la valeur supérieure accordée à l’ancienneté, tandis que le conservateur veille à la pérennisation de ce qui a cours, en tant que cela fonctionne dans l’état des choses prises au présent.
On note ainsi, outre le couple purement conceptuel « action/réaction », deux autres polarités à partir desquelles se détache l’engagement réactionnaire. Celle du passé et de l’avenir – optant pour le passé, au nom même de l’avenir, le réactionnaire met le présent en suspens, ou considère sa mise en crise comme l’annonce de possibles dévastations à venir. Celle encore du regret et du progrès – le réactionnaire est un nostalgique combattif : il assume par son combat le regret que certaines choses disparaissent ou ne soient plus comme avant.
Le présent article est évidemment situé. Je crois savoir qu’il sera lu en premier lieu par des personnes revendiquées comme réactionnaires ou désignées comme telles par l’opinion, moi-même n’échappant pas (toujours) à cette désignation en surplomb. Dans le contexte qui est le nôtre, où les esprits libres tentent de s’affirmer en dépit du « terrorisme intellectuel » (J. Sévilla) et de l’entreprise de délégitimation systématique exercés à leur encontre par les fonctionnaires du Progrès, naît ou renaît le sentiment d’une « fierté » du réactionnaire, qui n’hésite plus à se présenter sous cette étiquette, conscient de l’urgence qu’il y aurait à défendre les valeurs qui sont les siennes2.
Paradoxalement, ce sont les adversaires déclarés de la réaction qui ont permis de banaliser le terme, notamment à travers la presse où s’accumulent les dossiers sur « les nouveaux réactionnaires ». Le thème est devenu un authentique marronnier, au même titre que l’immobilier et la franc-maçonnerie. C’est à force d’être ressassé que le désignatif finit par perdre (un peu) de son effet sulfureux ou, du moins, finit par plaire à certains de ceux qui s’en sont vu affublés (prenant les devants, le Nouvel Observateur est récemment passé à la vitesse supérieure : les nouveaux réacs sont restés en une mais, à la faveur d’un glissement sémantique vers l’extrême, devenus entretemps « néo fachos »3). Se réclamer de la frange réactionnaire, aujourd’hui, c’est s’opposer frontalement à cet impérialisme progressiste, à sa volonté de mainmise exclusive sur le débat et l’opinion. D’un côté, on cherche à faire passer les idées adverses du côté de l’illicite et de l’immonde (« nauséabond », « France moisie », « flirt avec l’extrême-droite » : autant d’expressions censées en manifester le caractère insupportable et en dénier le droit de citer). De l’autre côté, on s’affiche comme réac – pur et dur réac devant l’Éternel – dans un mélange de provocation et d’héroïsme intellectuel.
Dans ce conflit, l’opposition droite-gauche n’a pas de valeur. On peut être réactionnaire de droite ou de gauche (on peut être Philippe de Villiers ou Jean-Pierre Chevènement), et progressiste idem (il y a plus d’une accointance entre Noël Mamère et Jean-Luc Romero). Le progressiste, c’est celui qui pense que ses idées participent d’une évolution nécessaire de la société vers le bonheur et l’harmonie des rapports humains. Sa conception du Droit ne connaît pas de limite, et sa conception de l’égalité s’est muée depuis longtemps en processus d’indifférenciation : toutes les distinctions, toutes les différences, suspectées de leurs sources métaphysiques (« essentialistes »), doivent être abolies. Et la conception fait mouche dans l’opinion, exemplairement à travers l’emploi courant de formules toutes faites : « Comment peut-on encore penser de cette manière au XXIe siècle ?! » « Comment cela peut-il encore exister à notre époque ?! » Au temps narratif de l’histoire devrait correspondre l’avancée naturelle des idéaux progressiste. Par son attachement au Passé et aux ancestrales traditions, le réactionnaire apparaît littéralement à contre-courant.
Un problème se pose toutefois.
Il faut se méfier des rapports binaires, dès lors qu’ils paraissent si bien rodés. Leur fonctionnement n’est pas désintéressé, ni autant symétrique qu’il y paraît. Quand on considère l’origine du mot « réactionnaire », remontant à la doctrine marxiste pour qualifier tout opposant, du plus au moins farouche, à la dictature prolétarienne, cela nous indique déjà dans quel type de lecture se donne le sens du terme. Il y a quelque chose de fatalement déterminé dans le fait même de l’attitude réactionnaire. Un minimum de rigueur herméneutique ou philologique nous permet de comprendre que le réactionnaire est avant tout celui qui se réveille toujours trop tard, et ne ré-agit, précisément, qu’une fois le processus historique enclenché. Il est celui qui arrive toujours trop tard et dont le statut est voué à demeurer celui du moment contradictoire déjà sursumé. Son rôle se cantonne à celui de l’écho, bien souvent déformé par la colère et le ressentiment, comme le rappel négatif de ce qui était avant que le processus ne soit enclenché. Or, rien ne sert de réagir face à un processus historique – sinon de croire que le temps n’est pas irréversible, c’est-à-dire une forme de folie.
Rien que l’inflation du terme devrait prêter à méfiance. Le combat est inégal d’emblée. En ce sens, le réactionnaire est non seulement voué à perdre (puisqu’il se contente de ré-agir, c’est-à-dire de se faire connaître au moment où il est trop tard pour agir), mais encore, il sert les intérêts de la partie adverse. Car, en effet, le progressiste a besoin du réactionnaire comme tout engagement a besoin d’une opposition pour s’affirmer dans l’existence (omne determinatio est negatio). La naïveté – là où se nécessite le travail d’une déconstruction – consiste à croire que les conflits de valeur et les dualismes conceptuels mettent en jeu deux pôles à part égale. La commodité de penser le couple réactionnaire/progressiste comme un pur antagonisme et la fascination spectaculaire qu’exerce l’idée de leur rapport de forces dissimule la réalité d’une hiérarchie toujours déjà en place, au profit de l’un des deux partis. En l’occurrence, au profit du parti du Progrès. Le réactionnaire peut lui-même se complaire à ce jeu de dupes, dans son rôle d’éternel opposant et d’éternel vaincu.
Martin Heidegger, que nul ne saurait soupçonner d’être un zélé partisan du temps qui court, souligne l’inanité de l’attitude réactionnaire dans sa célèbre lettre à E. Jünger à propos du nihilisme :
Il n’y a pas aujourd’hui d’esprit pénétrant qui voudrait nier que le nihilisme, sous les formes les plus diverses et les plus cachées, soit « l’état normal » de l’humanité. La meilleure preuve en sont les tentatives exclusivement ré-actionnaires qui sont faites contre le nihilisme et qui, au lieu de se laisser conduire à un dialogue avec son essence, travaillent à la restauration du bon vieux temps. C’est chercher son salut dans la fuite, en ce sens que l’on fuit devant ce qu’on ne veut pas voir : la problématicité de la situation métaphysique de l’homme.4
Être réactionnaire, c’est refuser d’entrer dans la logique de l’époque (son « essence »). Mais cette « entrée » dans la logique de l’époque ne signifie pas la volonté d’y adhérer et de s’en faire le défenseur. Cela signifie : introduire l’altérité, la dissension nécessaire à tout « dialogue » (dia-logos). Chercher à retenir ce qui est en train de disparaître ou de se déliter dans le mouvement historique, c’est une manière de « fuir ». Une manière de fuir l’enjeu véritable, mais certes difficile, et qui consiste à voir et comprendre, à même le tragique de ce qui advient, le caractère hautement problématique de la situation humaine. Non pour s’en effrayer, non pour s’en départir, mais pour en anticiper les failles, les ouvertures, fors d’une conscience désormais aux aguets, en veille au milieu de cette « nuit du monde » (Hölderlin).
Ici, nous pouvons dire que ce que nous appelions « progressisme » recouvrait en fait, fondamentalement, la progression sans fin du nihilisme vers son accomplissement. Sans doute est-il plus aisé de voir et de comprendre, une fois nommée la réalité du nihilisme, à quel point la ré-action se trouve insuffisante. Cela ne revient pas à dire qu’il faudrait renoncer à agir au profit d’une pure passivité spéculative, mais cela engage, décisivement, à sortir des catégories dans lesquelles nous enferre le nihilisme, les oppositions stériles qui occultent à la fois son péril et à la fois les possibilités d’en percer le brouillard.
Il n’y a pas à être pour ou contre l’époque, et il n’y a peut-être même pas à être pour ou contre les avancées du progressisme, ou du nihilisme qui ne dit pas son nom. Nous pouvons mesurer ces avancées, les évaluer à la manière de Protagoras, comme les productions d’une volonté humaine et trop humaine, afin d’en démythifier la portée métaphysique ou symbolique (« nécessité de l’histoire », « évolution de la société » et autres songes). Mais la disjonction du « ou bien… ou bien… » escamote l’issue, il faut encore franchir un pas au-delà. Il faut un authentique dialogue, seul à même de déceler ce qui motive, au fond, le désastre pressenti. Un dialogue n’est pas un affrontement, et doit pourtant être conduit sans concession. Nous avons tout à gagner à ce qu’éclose la vérité commune de ce qui nous angoisse et de ce que nous espérons. Rendre à l’angoisse et à l’espérance leur commune dimension salutaire, conscients que ce n’est pas du passé que provient l’appel, mais de ce qu’il nous reste à préparer chaque jour, cet horizon qui ne se dessine qu’en fonction de notre activité, de notre allant et de notre écoute, pour le meilleur ou pour le pire. Ce qui, au loin, nous attend, et que nous ne connaissons pas encore.
Notes :
1 Je rappelle la fameuse phrase de Max Weber d’où est tirée cette expression : « Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre » (La Science comme Vocation, 1919 ; trad. J. Freund, éd. 10/18, 1963, p. 114).
2 Je me réfère ici à l’ouvrage d’Yvan Rioufol : De l’urgence d’être réactionnaire (PUF, 2012), ainsi qu’à l’article de mon camarade Vivien Hoch «Le réac a toujours existé…. Et il a toujours été le moteur du monde ! »
3 Voir la réponse des journalistes de Causeur au dossier du Nouvel Obs : « A l’Obs, rien de nouveau » par Elisabeth Lévy,« Que serait l’Obs sans les néo fachos ? » par Laurent Cantamessi, « L’Obs, un pays qui te ressemble » par Patrick Mandon.
4 Martin Heidegger, « Contribution à la question de l’être » in Questions I et II ; trad. G. Granel, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1990, p. 208. Dans ce passage, le philosophe renvoie à Nietzsche, au n° 23 de La Volonté de Puissance : « Les valeurs et les changements de valeurs sont en proportion avec l’augmentation de puissance de celui qui fixe les valeurs. Le degré d’incrédulité, de « liberté » accordé à l’esprit : expressions de l’augmentation de puissance. Le « nihilisme », idéal de la plus haute puissance de l’esprit, de la vie la plus abondante : il est en partie destructeur, en partie ironique. »