Je venais voir Sabine par gourmandise, mais d'ordre intellectuel. J'ai retrouvé intacte la pétillance et la malice qui m'avaient surprise à Antony il y a trois ans où j'avais fait sa connaissance. J'avais intitulé le billet Mise au point sur Sabine Weiss, puisque j'y révélais quelques confidences.
Souvent pris de trois quarts, comme pour leur laisser une marge de liberté, ses tirages ne sont jamais intrusifs dans la vie des modèles. Ils ont leur mot à dire, comme celui qui fait l'affiche de l'exposition, intitulé "moi aussi j'te vois", laissant supposer un jeu de cache-cache entre l'enfant et l'artiste.
Il est facile d'obtenir des commentaires de la photographe sur chaque photo. Sa mémoire est infaillible. Mais il est aussi savoureux de l'entendre raconter l'ouverture de la maison Dior en 1947 avec des femmes folles d'excitation accrochées aux grilles et des personnalités en pagaille.
Elle prétend avoir tout photographié, même la morgue ! Parce que les gens n'avaient pas de photos de leurs parents et que soudain il y avait urgence. Alors elle filait dans les sous-sols des hôpitaux où l'on tirait pour elle les longs tiroirs et soulevait les draps blancs.
Un soir, elle fut appelée chez un particulier fortuné qui tenait à enregistrer un ultime souvenir de son épouse défunte. Sabine enfile une petite jupe grise et un tricot noir et presse son mari de l'emmener car elle n'avait pas encore le permis de conduire et il était tard. Elle arrive avenue Foch, dans un appartement somptueux, aux lustres drapés de noir. L'atmosphère est lourde et impressionnante.
Son hôte l'accueille avec déférence. Comme c'est gentil, puis-je vous offrir une coupe de champagne avant que vous ne vous mettiez au travail ? Il l'entraine dans la salle de bains. Et Sabine découvre avec stupeur une baignoire remplie de bouteilles calées entre d'énormes pains de glace. On lui propose aussi de se restaurer dans les cuisines qui ont la taille de celles d'un château.
Soucieuse de son époux en train d'attendre elle entreprend de photographier la femme qui repose sur un lit à baldaquin digne d'une reine. Elle déploie ses appareils et fait quelques clichés, se recule, avance. Le maitre des lieux est ravi de la scène. Il se croit au cinéma mais s'inquiète d'un détail : verra-t-on bien que le drap a été repassé ? Soudain il hurle : Arrêtez tout. C'est son mauvais profil !
Et Sabine doit se faufiler de l'autre coté du lit, s'aplatir contre le mur pour gagner un peu de recul. Elle se souvient aussi des doigts glacés de cette femme, de la maitresse du commanditaire (elle nous a donné son nom ce soir mais je ne le répéterai pas) qui se vautrait un peu plus loin, sans aucune retenue. On devine combien Sabine avait hâte que les choses ne s'éternisent pas.
Son mari l'attendait toujours et la nuit allait être courte : elle partait le lendemain pour le Luxembourg photographier un certain Jean Monnet dont elle s'étonne encore aujourd'hui d'avoir dû si souvent lui tirer le portrait.
Beaucoup d'amis et de collectionneurs étaient présents ce soir, heureux de voir ou revoir les oeuvres, d'en découvrir de nouvelles, d'évoquer des souvenirs, de se faire dédicacer le catalogue. Dans celui-ci j'ai retrouvé une scène dont la spontanéité m'avait plue à Antony.
Sabine Weiss, photographies 1950-1990
du 14 novembre au 15 janvier 2013, du mardi au samedi de 14 à 19 heures (fermeture du 24 au 31 décembre)
Galerie Guillaume, 32 rue de Penthièvre, 75008 Paris