L’employé, la femme, la secrétaire, le chef, le collègue… Les personnages de Guillermo Saccomanno dans L’Employé n’ont pas de nom. Seul le dernier enfant de l’employé a un surnom, Petit Vieux, surnom qui dit qu’il est déjà trop tard. Trop tard pour l’amour, trop tard pour le bonheur, trop tard pour la vie. Dans une ville quelque part en Amérique du Sud, une ville tombée à la violence, où les tueries dans les écoles alternent, inlassablement, avec les règlements de compte entre mafias, les cambriolages, les incendies, où les chiens clonés errent, féroces, où des femmes accouchent dans la rue, où la seule façon de s’en sortir est de ne pas sortir du chemin que le travail trace pour soi, dans cette ville apocalyptique, un homme a un geste de désespoir : il décide de tomber amoureux. Mais dans un roman où les personnages n’ont pas de nom et ne sont que des stéréotypes, les secrétaires ne sont pas fidèles et couchent, forcément, avant tout, avec les patrons.
C’est l’histoire d’un espoir anéanti, d’une vie qui tourne à vide, qui se cherche un sens et qui finalement le perd. Celle d’un homme écrasé par son travail, écrasé par sa famille, écrasé par lui-même. Si le travail, son rythme répétitif, ses exigences impitoyables, permet d’entrer dans le roman, c’est pour mieux souligner que tout l’univers de l’employé est semblable à celui de son bureau : petit, lâche, violent, sans avenir. Le travail devient alors la métaphore même d’une vie impossible à vivre et tout est fait à sa mesure : tous les hommes ne sont que des employés, toutes les femmes des secrétaires.
« Ils sont deux naufragés. Elle avec la honte d’une prémolaire en moins et lui avec son pardessus. La rencontre de deux hontes. Leurs destins devaient se croiser. C’était écrit. Mais où donc, se demande-t-il. Au ciel. Il imagine le ciel comme un grand ministère aux secrétariats infinis qui classent et rangent le destin des âmes. Quelque greffier céleste a détecté l’affinité entre deux dossiers, celui de la secrétaire et le sien. Pourvu que cette disposition ne relève pas d’une erreur ordinaire de la bureaucratie, de celles qu’il peut commettre, lui, au bureau, l’impair routinier qui constitue le début d’embarras sans fin pour la personne dont on traite le cas. »
Guillermo Saccomanno livre ici un roman très noir, dans une écriture sèche, qui maintient son lecteur à distance : non pas qu’on reste à l’extérieur du roman – au contraire, on se prend à imaginer que l’employé parvienne à être heureux, à vivre son histoire, à se libérer de sa famille, à envoyer chier son patron – mais on est glacé par la machine implacable qui écrase l’humanité. La dystopie fonctionne ici comme un cauchemar, comme un avenir qu’on voudrait conjurer. L’équilibre subtil entre banalités et événements hyperboliques, parenthèses pleines d’espoir et crudité violente, équilibre qui fait toute la richesse et la force d’écriture de l’auteur, ne fait que renforcer cette impression glaçante, car dans le déploiement de la fiction, c’est le fantôme de la réalité qui se profile.
L’Employé de Guillermo Saccomanno, éditions Asphalte.