Il y a un peu plus d’un siècle, un homme a soutenu sa thèse sur la structure
des métaux. Puis, deux ans plus tard, il a proposé un modèle qui, bien qu’incomplet, renversa les mentalités. En quelques années, le physicien est devenu le moteur de la nouvelle science, une
science révolutionnaire qui a profondément bouleversé la conception qu’on peut avoir de la Nature, qui remet en cause le déterminisme confortable de la fin du XIXe siècle et qui a été
l’amorceur de nombreux progrès dans la vie quotidienne. Cette science est encore loin d’avoir terminé d’étonner et de faire progresser l’esprit humain.
Né le 7 octobre 1885 à Copenhague, le physicien Niels Bohr est mort dans la capitale danoise il y a exactement cinquante ans, le 18 novembre 1962. L’occasion de
lui rendre un hommage, non seulement à sa personnalité exceptionnellement brillante mais surtout à sa fécondité intellectuelle et scientifique sur la base de laquelle la technologie actuelle
règne en maîtresse absolue du progrès. Petit témoignage sur ma "rencontre" avec Bohr.
Je ne sais plus comment j’ai su cela, mais c’était en fin d’école primaire ou en début du collège. J’étais
passionné par la nature et en particulier par l’infiniment grand (l’astronomie) et par l’infiniment petit. L’infiniment petit, c’était pour moi les atomes (j’avais appris en grec que cela
signifiait "insécables") et les molécules, dont j’ai entendu parler en primaire. La matière est constituée d’atomes. Mais quand j’ai appris le modèle de Bohr de l’atome, à savoir, que l’atome
était comme le système solaire, avec le noyau pour soleil et les électrons pour planètes tournant autour de son centre, j’avais été subjugué, fasciné par cette analogie de l’observation.
Le modèle planétaire, c’était d’abord celui d’Ernest Rutherford (1871-1937), grand physicien également (Prix
Nobel de chimie en 1908), qui fut le directeur de la thèse qu’il soutint le 13 mai 1911 à Copenhague sur la théorie électronique des métaux. C’est en 1913 qu’il améliora la description de
Rutherford en proposant le principe des sauts quantiques des électrons passant d’une orbite à une autre en émettant ou en absorbant de l’énergie. Cela lui valut, avec le développement de la
théorie quantique, le Prix Nobel de physique en 1922.
En fait , quelques années avoir appris le modèle de Bohr, j’ai su qu’il n’en était rien, qu’il n’y avait pas
de système planétaire dans la matière (n’en déplaisent aux "Men In Black" !), ou alors, des systèmes très particuliers, dont les planètes se trouveraient dans des nuages de positions, dans
des probabilités, avec des spins, des orbitales, des quanta… car c’était bien de cela qu’il s’agissait, que la Nature était à la base composée de quanta : quantum de matière (les particules
élémentaires : quarks, leptons etc.) et quantum d’énergie, un nombre entier à base de constante de Planck.
Là encore, je me suis sensibilisé à la physique quantique bien avant les programmes scolaires et
universitaires. C’était avec les expériences d’Alain Aspect en 1982 à Orsay (j’en reparlerai peut-être)
qui m’ont tenu passionné presque en direct par cette drôle de science dont il ne s’agit pas de refaire l’histoire ici, elle est connue depuis longtemps, notamment en France par les travaux des
deux principaux physiciens français impliqués dans la physique quantique, Paul Langevin et Louis de Broglie qui démontra l’équivalence onde/particule même pour l’électron.
(Congrès Solvay qui regroupe tous les grands physiciens).
Disons surtout que dans tout ce groupe de grands et souvent jeunes physiciens, Planck, Einstein, Bohr, Dirac,
De Broglie, Heisenberg, Schrödinger, Pauli, Born, Brillouin etc., la rivalité intellectuelle entre Bohr et Einstein marqua le débat quantique pendant deux ou trois décennies. L’histoire raconte
maintenant que grâce à un théorème de théorie des groupes élaboré en 1964 et aux expériences de 1982, que Bohr le pragmatique avait eu raison sur Einstein l’esthéticien qui ne supportait pas le
principe d’une Nature imparfaite basée sur des probabilités et qui était sûr qu’il y avait forcément des "variables cachées" qu’on ne connaissait pas encore pour lever l’indétermination quantique
(Heisenberg avait montré qu’on ne peut pas connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d’une particule car pour l’observer, il fallait perturber la réalité, ce qui peut se
concevoir aussi en sociologie avec une caméra qu’on placerait dans un lieu de vie et qui transformerait radicalement le comportement des personnes).
Pour résumer cette problématique, Einstein avait coutume de dire : "Dieu ne joue pas aux dés" (qui peut provenir de son origine religieuse), alors que Bohr se contentait d’un "Qu’importe, ça marche !". Bohr se posait
en effet moins de questions philosophiques et se disait que les équations de la physique quantique "prédisaient" correctement les choses, cela suffisait et il fallait en profiter. La critique
d’Einstein fut d’ailleurs très solide et très constructive et elle fortifia même tout l’édifice théorique. Il y a d’ailleurs en diffusion sur la chaîne Arte un excellent documentaire réalisé par
le spécialiste de la théorie des cordes, Brian Greene pour présenter son livre de vulgarisation "La Magie du cosmos" publié en 2004.
La devise de Bohr était "Contraria sunt complementa"
(les contraires sont complémentaires) qu’illustre le symbole du yin et du yang. C’est le principe de complémentarité qu’aura ainsi explicité Bohr : « Peu importe à quel point les phénomènes quantiques transcendent les explications de la physique classique, il n’en demeure pas moins que les descriptions que
l’on en fera devront être données en termes classiques. L’argument est simplement que par "expérience", nous entendons une situation dans laquelle nous pouvons décrire aux autres ce que nous
avons fait et appris ; par conséquent, la description des dispositifs expérimentaux et les résultats des observations doivent être exprimés dans un langage sans ambiguïté, applicable dans la
terminologie de la physique classique. Ce point crucial entraîne l’impossibilité de toute séparation tranchée entre le comportement des objets atomiques et l’interaction avec les instruments de
mesure qui servent à définir les conditions dans lesquelles ces phénomènes apparaissent. » (in Niels Bohr, Albert Einstein,
Philsopher-Scientist, Open Court, 1949, "Discussion with Einstein on Epistemological Problems in Atomic Physics").
C’est vrai qu’il y a eu des progrès technologiques considérables avec cette nouvelle science, science du
doute et de la révolution, prête à être elle-même remise en cause par de nouveaux progrès dans le futur. L’une des théories les plus élaborées est sans doute la chromodynamique quantique.
Aujourd’hui, les physiciens cherchent à unifier les théories et surtout, à synthétiser dans un même ensemble la physique de l’infiniment grand (la relativité générale) et la physique de
l’infiniment petit (la physique quantique). Hélas, cela a aussi généré un grand nombre de théories fantaisistes et bancales, qui, parfois, parviennent à se populariser grâce à l’action marketing
efficaces de leurs auteurs.
(Bohr avec Pauli à gauche).
Et l’intérêt des peuples dans tout cela ?
On peut dire sans hésitation que toutes les technologies actuelles sont basées sur ces phénomènes quantiques, que ce
soit dans le domaine médical, des télécommunications, des matériaux etc. Rien que la conception des lasers, des transistors, des circuits imprimés, qui a permis de fabriquer des composants de
plus en plus petits (on arrive maintenant à des épaisseurs d’une dizaine d’atomes seulement !), ce qui a donné les téléphones cellulaires, les ordinateurs, Internet, les fibres optiques, les
GPS, la microchirurgie, etc. Le champ des applications est très large et multiple.
Les classiques d’aujourd’hui étaient les révolutionnaires d’hier.
Mais y a-t-il en gestation une nouvelle science révolutionnaire ?
Pas sûr : il faut encore du temps pour digérer toutes les implications quantiques, en particulier ces
phénomènes d’intrications qui laissent entrevoir de très nombreux développements. Et la recherche frénétique du boson de Higgs encourage cette phase d’approfondissement de la théorie
quantique : aussi étrange soit-elle, elle a été confirmée expérimentalement depuis plus d’un siècle maintenant : « Quiconque n’est pas
choqué par la théorie quantique ne la comprend pas ! ».
Épilogue familial. Aage Bohr, l’un des six fils de Niels Bohr, est mort récemment, le 8 septembre 2009 à 87 ans. Ayant côtoyé avec son père certains de
ses étudiants qui sont devenus aussi de grands physiciens comme Heisenberg et Pauli, il avait choisi la physique nucléaire. Et il avait reçu lui aussi (avec ses collègues Ben Mottelson et Leo
Rainwater) le Prix Nobel de physique en 1975 sur la structure du noyau atomique et la physique quantique des nucléons.
Épilogue national. Le 9 octobre 2012, le Prix Nobel de physique a été attribué à deux physiciens pour
leur contribution à la physique quantique : le Français Serge Haroche et l'Américain David Wineland.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (17 novembre
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Un Prix Nobel de physique.