Corinna Bille aurait eu cent ans cette année. Elle était née en effet le 29 août 1912.
Le livre de Gilberte Favre qui relate le vrai conte de sa vie a paru une première fois aux Editions 24 Heures en 1981 et une deuxième fois aux Editions Z en 1999. La présente édition est une édition revue et corrigée. Le livre s'est juste débarrassé de quelques menus atours, devenus inutiles, temps faisant.
Corinna est en fait le prénom que s'est choisi Stéphanie Bille par référence au village valaisan de Corin, cher à sa mère Catherine.
Comme dans tous les vrais contes il y a dans celui-ci des épisodes merveilleux et des épisodes qui le sont moins.
Parmi les épisodes merveilleux il y a celui de la mère de Corinna, Catherine, la bergère que le prince, et peintre, Edmond Bille, épouse en secondes noces après le décès de la mère de ses trois premiers enfants.
Naît-on écrivain ou le devient-on? C'est le fameux débat entre l'inné et l'acquis, qui ne finira jamais. En tous les cas, Corinna Bille a la vocation précoce d'écrire, encouragée par la fréquentation et la lecture d'oeuvres d'amis de la famille. Car son père reçoit chez lui non seulement des amis peintres, mais également des amis romanciers tels que Romain Rolland, Pierre Jean Jouve ou Ramuz:
"J'ai donc sucé, avec le lait maternel qui, lui, était bien paysan, les drames imaginaires de quelques grands romanciers."
D'autres lectures la nourrissent, plus particulièrement celles de Victor Hugo et de Dostoïevsky.
Très tôt, donc, Corinna écrit et décide que sa vie sera consacrée à l'écriture. C'est d'ailleurs pour elle un viatique pour ne pas mourir, un remède à l'insupportable. Sa préférence, dans ses écrits, va, curieusement, à des personnages de fous, de criminels, d'ivrognes. C'est que:
"Dans les extrêmes, elle trouve ce qui la touche vraiment: la vulnérabilité, le déchirement, l'absolu."
Dans sa propre vie, en dehors de l'écriture, elle s'intéresse aux fleurs, aux oiseaux, aux plantes, sur les noms desquels elle est incollable, et elle a le goût des miniatures et des poupées qu'elle confectionne elle-même avec art.
Après un mariage raté avec un jeune premier de cinéma, mariage qui ne sera pas consommé, épisode qui est rien moins que merveilleux, elle a une relation avec Georges Borgeaud, son "petit frère", qui aura l'imprudence de lui présenter, sur une photo, Maurice Chappaz, qui sera son grand amour et dont elle aura trois enfants.
Corinna a été conquise par le sourire dans les yeux de Maurice:
"Il aura tout le monde avec ça", écrit-elle.
Maurice a été conquis par un charme qui émanait d'elle:
"Quelque chose de rêvé qui la rendait étrangère au monde des autres gens", écrit-il.
Le couple vivra un temps avec d'autres compagnes et compagnons, hippies avant l'heure, sans beaucoup de moyens matériels:
"Ils sont fous de Cervantès, de nature et d'errance", nous dit Gilberte Favre.
Les choses changeront quand Corinna mettra au monde un premier enfant, puis quand elle pourra légitimement se marier avec Maurice, après que son premier mariage sera cassé à Rome. Dès lors:
"Il lui faudra concilier le besoin d'écrire, violent, viscéral, avec les joies et les devoirs de mère, et les tâches ménagères."
Cela relève de "la corde raide, la prestidigitation, la jonglerie", mais elle y parvient et:
"Ses enfants dessinent, lisent, jouent autour d'elle, qui écrit."
Qu'écrit-elle?
"Elle écrit des poèmes, des contes, une nouvelle et un roman, selon son humeur, l'occasion et l'urgence, plus que selon son inspiration qui ne tarit jamais."
C'est effectivement ce qui frappe en lisant le livre de Gilberte Favre: Corinna Bille est intarrisable. Elle écrit à la moindre occasion, en voyage, la nuit, le jour, dès qu'une petite échappée de temps se présente, jusqu'à la fin de sa vie.
Quand elle fait son dernier voyage dans le Transsibérien, avec Maurice, "Corinna écrit sans discontinuer". Sur son lit d'hôpital, "elle écrit, jusqu'à l'épuisement". Peu de temps avant sa mort, qui surviendra le 24 octobre 1979:
""J'aurais aimé écrire encore", murmure-t-elle à un ami, la bouche sur l'oxygène."
Que deviennent tous ces écrits? Il faut savoir que:
"Les ouvrages de création, en Suisse romande, rapportent généralement moins d'argent en un an qu'un employé de bureau en un mois. Parfois rien du tout...Les auteurs considèrent déjà comme une chance que leur oeuvre soit simplement publiée."
Certes, assez vite, Corinna est publiée, mais les tirages sont confidentiels. Elle ne fera "sa véritable entrée publique en littérature" qu'en 1944 avec son roman Théoda.
Après quelques succès, dont celui de Douleurs paysannes publié dans la collection de poche de la
Guilde du Livre en 1953, elle connaîtra une longue traversée du désert parce qu'elle sera considérée à tort par les éditeurs comme "un
auteur régionaliste mineur". Cela fait partie des épisodes qui sont les moins merveilleux.
Comme dans tous les vrais contes, l'histoire finit bien.
A l'été de 1968, La fraise noire soutenu par Dominique Aury et François Nourissier, obtient "un succès considérable":
"Parvenue à l'âge de cinquante-six ans, elle est enfin reconnue comme l'un des écrivains importants de son pays et de son temps."
En 1974 elle recevra d'abord le Prix Schiller, puis, en 1975, pour La demoiselle sauvage, le Prix Goncourt de la nouvelle. C'est la consécration.
La chronologie, placée en fin d'ouvrage, révèle le nombre de rééditions des oeuvres de Corinna Bille et la publication de
nombreux inédits après sa mort.
Comme le magnifique livre de Gilberte Favre, illustré d'un grand nombre photographies de l'écrivain, prises tout au long de sa
vie, est de nature à donner véritablement envie de lire ou de relire Corinna Bille, cette mise en appétit ne risque donc pas de conduire à des privations.
Francis Richard
Corinna Bille, le vrai conte de sa vie, Gilberte Favre, 184 pages, L'Aire bleue
Cet article est reproduit par lesobservateurs.ch