Jacques Attali. © Jean-Marc Gourdon / Fayard
Propos recueillis par CATHERINE BARRY
Le Point : Pourquoi une biographie de Denis Diderot, plutôt que de Voltaire ou de Rousseau, ses contemporains ?
Jacques Attali : Pour moi, il est le plus important des trois. C’est un homme immensément intelligent, éclectique, touchant, un boulimique de travail, un puits de science, qui a bâti avec L’Encyclopédie le socle de la révolution politique, philosophique et économique de l’Europe. De plus, sa façon d’écrire des lettres d’amour me fascine. On ne peut pas, aujourd’hui, écrire des lettres d’amour sans s’inspirer des mille et une pirouettes dont il usait pour conclure ses courriers de manière tendre, sensuelle, élégante, ironique, sublime, et faire de chaque dernière phrase un chef-d’oeuvre. Enfin, la vie de Denis Diderot couvre mieux que celles de Voltaire et de Rousseau – partis de France pendant de longues périodes – l’histoire du XVIIIe siècle. De la fin du règne de Louis XIV à la veille de la Révolution française, Diderot a tout vu et tout compris, d’un monde qui s’achevait et d’un autre qui commençait. Il était un visionnaire, un précurseur, un polémiste exigeant. Libre des conventions, il refusait les compromis, défiait les grands de son temps. Il fut emprisonné à cause de sa liberté de penser. Enfin, il a été, grâce à L’Encyclopédie, le dernier homme à maîtriser tout le savoir de son temps. Tout cela en gardant intacte sa noblesse de coeur. J’aurais aimé avoir un ami tel que lui, si drôle, si savant, si humble.
Quels sont les points communs avec notre époque ?
Ils sont nombreux. La France est alors un pays riche, mais incapable de se réformer. Les élites sont assises sur des rentes. C’est le moment où la Chine, première puissance démographique, est très puissante ; où on note de très grands progrès technologiques ; où il existe une vague de poussées démocratiques, un peu comme ce qui se passe aujourd’hui ; où, grâce aux découvertes de Bougainville et de Cook, on pense, on invente la mondialisation. Des parallèles sont évidents entre nos deux époques. La France est alors bloquée, paralysée, sa situation budgétaire est catastrophique. Raconter Diderot et son oeuvre, c’est raconter le XVIIIe siècle qui est un siècle fondamental pour comprendre qui nous sommes, aujourd’hui.
Faut-il, aujourd’hui comme à son époque, repenser l’éthique de nos sociétés et s’appuyer sur plus de solidarité et de partage ?
Oui. Quand Diderot pense droits de l’homme, il les conçoit en termes de droits et de devoirs. Ce que nous avons oublié. Avant, dans le monde religieux par exemple, nous n’avions que des devoirs. Puis le phénomène s’est inversé et seuls nos droits furent pris en compte. Il faut un peu des deux. Nos devoirs sont les droits des générations suivantes. Diderot l’avait très bien compris. Il a conceptualisé dansL’Encyclopédie les droits et devoirs de l’homme de manière remarquable. Il y parle du colonialisme, de l’esclavage, de l’environnement, de la nécessité de protéger les cultures différentes…
Dans le même ordre d’idées, il a également inventé, magnifié et théorisé le concept d’indignation. C’est pour lui le moteur de l’histoire. Ce qui le poussera à écrire, quinze ans avant la Révolution, dans une lettre à Louis XVI, le jour de la prise de fonction du nouveau roi : “Si vous n’êtes pas capable de trancher dans l’intérêt du peuple, le peuple se servira du même couteau pour vous trancher en deux.” Ce concept est toujours d’une actualité extrême. Il est, là encore, un précurseur.
Diderot, ou le bonheur de penser ! C’est quelque chose que nous n’apprenons plus aujourd’hui. Beaucoup ont peur de se remettre en question, du doute, de se confronter à eux-mêmes…
… et il y a aussi beaucoup de grands penseurs actuellement un peu partout dans le monde. La philosophie n’a jamais été aussi active, le débat intellectuel est très fort. Il faut simplement ne pas se laisser entraîner dans le vertige de la distraction et ne pas négliger la nécessité de penser, comme c’est souvent le cas. Alors que penser est une activité gratuite, valorisante, source de jouissance. Penser, c’est apprendre à avoir une vie intérieure. Penser est un bonheur. Une forme extrême d’épanouissement. Une activité humaine fondamentale qui nous distingue de l’animal. Penser est aussi un acte politique. Le droit et le devoir de penser font partie des droits et des devoirs de l’homme. Penser recoupe donc beaucoup de choses. Réfléchir. Une autre dimension de la pensée. Méditer. Une manière de se concentrer sur la pensée en soi. Lire. Pour organiser sa pensée. Écrire, faire de la musique… Toutes les occasions peuvent être des prétextes pour penser. C’était le cas pour Diderot qui cherchait sans cesse à assouvir ce bonheur de penser. En écrivant pour les autres, en polémiquant. Et comme on pense mieux à deux, soucieux d’aller plus loin dans l’exercice, il s’était inventé un double avec lequel il se confrontait. Dans deux livres non publiés de son vivant : Jacques le fataliste et Le neveu de Rameau, il parle avec cet autre lui-même qu’il a créé et se réfute. Car penser, c’est aussi assumer que l’on est contradictoire. La manière de penser de Diderot est toujours d’une grande modernité et un modèle pour l’avenir. Il est le seul philosophe des Lumières à être aussi inspirant, par ses idées comme par sa méthode, pour penser. C’est pour cela que je vais tout faire, l’année prochaine, tricentenaire de sa naissance, pour que ses cendres soient transférées au Panthéon. À côté de celles de Voltaire et de Rousseau. Pour qu’il ne soit plus oublié de l’histoire. Car nous lui devons beaucoup. Il a pensé avant d’autres les droits de l’homme, l’unité de l’espèce humaine, la mondialisation.
Dans “Le rêve de D’Alembert”, Diderot écrit : “Tous les êtres circulent les uns dans les autres. Tout est un flux perpétuel…” N’est-ce pas ça, justement, le génie, de savoir prendre en compte cette réalité pour penser à partir de là le monde autrement ?
Le génie de Diderot a été sa folle audace scientifique et de comprendre avant Lavoisier, Darwin… que tout se conserve, tout se garde, que l’esprit et la matière forment un tout. Il est très discret là-dessus, mais en réalité il ne pense qu’à ça. Il est athée, mais il croit que l’esprit survit après la mort, qu’il existe une continuité de la conscience humaine et une force de l’esprit qui nous dépasse. C’est ce que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes, chez Teilhard de Chardin. Diderot a une immense foi dans l’esprit. Pour lui, c’est la seule chose qui soit éternelle. Dieu pour lui, c’est l’esprit.
Et pour vous ? Êtes-vous croyant ? Quelle est la place de la spiritualité dans votre vie ?
Je suis croyant. Il y a beaucoup de clés du royaume, beaucoup de voies. Pour moi, la spiritualité, c’est une manière de dialoguer avec l’invisible, de comprendre les forces que l’on a en soi, qui nous dépassent et qui nous relient aux autres. D’une certaine façon, Dieu, pour moi, c’est la réunion des étincelles de bien qui existent en chaque être humain. La spiritualité aide à transcender les étincelles de mal qui existent également dans l’être, et à encourager, affermir, consolider le bien.
En ouverture de votre livre, ces mots de Diderot à Voltaire : “Il faut travailler, il faut-être utile”… Est-ce pour vous le sens de la vie ?
Diderot dit ces mots dans une lettre à Voltaire en refusant son invitation à dîner. “Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent. Il faut travailler, il faut être utile.” Cette maxime me va très bien.
Que souhaitez-vous transmettre à vos enfants que vous avez appris de Diderot en le fréquentant ainsi ?
Le travail, la curiosité et le rire.
Votre définition du bonheur ?
Avoir le privilège d’aider au bonheur des autres.
Vos clés du bonheur en pratique ?
Trouver toutes les occasions possibles d’être utile au bonheur des autres.
Source: Le point.fr