Jeudi 15 novembre 2012
Le piratage tuera-t-il l’auteur ?
L’adage « plus les gens piratent, plus ils achètent » tient-il quand il s’agit du livre numérique ?
Je pense à la musique : pirater un CD, on l’a tous fait (non, attendez pas moi, jamais, jamais, jamais) et il est vrai que j’achète aussi des CDs et des MP3. Mais il est une chose fondamentale en ce qui concerne la musique : écouter de la musique ça peut se faire n’importe où et dans n’importe quelle condition. Disons qu’un fan de musique pourra écouter de la musique 12 heures par jour sans que cela ne soit gênant : le radio-réveil le matin, l’auto-radio dans la voiture ou le baladeur dans le métro, le cd sur l’ordi au boulot (parce que beaucoup de job permettent d’écouter de la musique en travaillant), le soir en préparant le repas, même la nuit pour s’endormir (j’en connais).
Ecouter de la musique, c’est une activité qui repose le cerveau, qui n’exige aucune implication. On peut tout à fait pirater un album et en acheter un autre : on a le temps pour les deux.
Prenons également les séries et films, là, je ne pourrais pas dire « 12 heures » de film par jour. Mais bon, quand on regarde un film, on peut faire autre chose en même temps : préparer le repas, manger, faire le repassage, se lever pour aller lancer la machine, revenir avec un petit café, faire un sudoku aussi si le film n’est pas passionnant. Un film a une durée déterminée, une fois lancé, on en a pour deux heures et basta. Et en plus, on peut envisager de faire autre chose à côté. Nous sommes après tout multi-tâches.
Regarder un film n’est pas une activité exclusive et finalement, le cerveau humain accepte facilement de faire des tâches routinières et faciles à côté. On a donc le temps pour les trois : pirater, regarder la TV (ou un DVD) et aller au cinéma (bien que là, l’option « multi-tâches » n’est pas une option justement)
Prenons maintenant le livre (*): lire un livre demande qu’on se pose et qu’on en fasse rien d’autre. C’est intellectuellement prenant, oui, même un Barbara Cartland ! A la limite, on peut prendre des notes si vous êtes adeptes de l’annotation ou du Live-tweet. Ecouter de la musique aussi, pourquoi pas. Mais vous pouvez difficilement lire des romans en travaillant, conduire votre voiture ou marcher (y’en a qui le font, je ne conseille quand même pas) ou regarder un film en lisant un livre (y’en aura forcément un des deux qui y perdra).
Le temps de lecture est le temps le plus réduit de ces trois loisirs : tout le monde ne prend pas le métro ou le bus (et donc ne dispose pas de 15-20-30 minutes pour lire), tous le monde n’a pas le temps de se poser le soir après avoir couché les enfants, rangé le salon, lancé la machine, prévu la liste de courses et prit une douche avant de s’effondrer mort sur son lit. Il faut concevoir que si l’économie numérique semble identique (même questionnement sur le piratage, sur les DRM, sur les prix, sur la qualité des fichiers…) la base n’est PAS la même.
Le lecteur n’as pas le temps de lire ET de pirater. Parce qu’il a déjà suffisamment de livres pirates pour tenir jusqu’à la fin de ses jours. Il suffit de vous citer une personne que je connais et qui a acquis une liseuse il y a neuf mois : « Ca fait neuf mois que je n’ai pas acheté un seul bouquin. » Alors que cette personne était un grand lecteur qui dépensait facilement des centaines d’euros en bouquin par mois. Je sais, je cite un exemple unique, mais je suis prête à parier qu’il est parfaitement représentatif du lecteur numérique lambda (cette personne n’a, par ailleurs, rien d’un geek ou d’une fourmi)
Passons maintenant sur l’offre gratuite : elle est immense et croît de jour en jour. Ecrire et publier un livre n’exigent qu’un ordinateur et une connexion internet, là où les musiques et films d’amateurs ou en CC exigent du matériel, des logiciels et des connaissances musicales qui ne sont pas à la portée de tous. Ecrire, et qui plus est, écrire un bon texte, c’est à la portée de n’importe qui (c’est l’excellent texte qui est plus difficile). L’offre de lecture gratuite est donc potentiellement infinie, d’autant que devenir auteur et vivre de sa plume est le rêve d’énormément de monde.
On se retrouve donc face à une situation inédite : des lecteurs ayant de moins en moins de temps à consacrer à la lecture (à part les chômeurs peut-être ou les étudiants, mais baser une économie du livre sur ces publics-là, c’est être complètement à côté de la plaque) et une offre gratuite toujours grandissante (légale ou non) et pas toujours si mauvaise que ça !
Dans ces conditions, alors que l’auteur est toujours la dernière roue du carrosse : comment faire pour lui pour vivre de sa plume ? L’auto-édition n’est pas non plus une solution à tout ni pour tous.
Si on regarde l’offre payante : ce qui se vend, c’est la même chose que le papier, ce qui se pirate aussi d’ailleurs (quoique). C’est ce que le public connaît par la presse et les émissions de télé. Les pures players restent des marginaux avec des ventes marginales (sans vouloir en offenser aucun : ils doivent encore arriver à conquérir un public plus élargi pour survivre à cette concurrence toujours grandissante du numérique)
Au final, qu’en sortira-t-il ? Des auteurs qui ne vivront pas plus de leur plume qu’avant (avec toujours quelques exceptions, évidemment, mais des auteurs qui vivent de leur plume, ça a toujours existé), de moins en moins de revenus d’ailleurs, car le temps du lecteur n’est pas extensible et qu’il faudra faire toujours moins chers pour concurrencer les autres. Jusqu’à ce qu’on trouve un nouvel équilibre équitable pour tous ?
(je suis très pessimiste en ce moment, et NON, le don n’est pas une solution pérenne ni durable, pas dans une société française qui n’acceptent pas de payer pour ce qui est gratuit… )
(*) Le livre audio n’est pas un livre, c’est un mp3… et le marché du livre audio est encore plus réduit que celui du livre papier/numérique !